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le principal théâtre de nos luttes révolutionnaires. C’est aux Espagnols qu’appartient l’idée de ces exhibitions sanglantes ; mais nous avons fini par renchérir sur leur invention. Nous avons à notre tour cloué aux branches des arbres des milliers de têtes, et celles-là n’ont pas été remplacées par des croix expiatoires. C’était, vous le voyez, une épouvantable guerre que celle dont l’audacieux curé de Dolores avait donné le signal.

Je ne sais combien de temps je restai sous le mesquito. Quand je revins à moi, j’eus hâte de m’éloigner de cet arbre aux rameaux ensanglantés. La pluie tombait toujours, mais l’orage s’était apaisé. Je me traînai sur le sol humide, et j’allai me coucher, à quelques pas de là, sur une sorte de lit naturel formé par les rochers qui bordaient le torrent ; mais là encore je ne devais pas trouver le repos. Un bruit de pas me fit bientôt lever la tête, et j’aperçus dans le lointain la lueur d’une torche qui semblait se rapprocher de moi. Un éclat de rire strident ne tarda pas à faire vibrer les échos de la plaine, et le vent porta jusqu’à moi quelques paroles étranges qui semblaient tomber des lèvres d’un fou : « Eh ! eh ! un de ces agneaux aurait-il échappé au boucher ?… Attends-moi, ma chère ame ! attends-moi, je suis là. » En une ou deux minutes, l’homme qui avait proféré ces paroles fut à quelques pas de moi, et, immobile sous mon manteau, j’observai silencieusement une figure que depuis cette nuit j’ai revue souvent mêlée aux plus sinistres apparitions de mes rêves. L’homme qui semblait me chercher comme un bourreau en quête d’une nouvelle victime marchait en chancelant, d’un pas visiblement alourdi par l’ivresse. D’une main il tenait sa torche, de l’autre il brandissait une de ces larges épées à deux tranchans dont on se sert dans les combats de taureaux. Je retenais jusqu’à mon souffle, et je ne perdais aucun de ses mouvemens. Cet homme ne portait ni veste ni manteau, malgré la pluie. Un pantalon flottant serrait étroitement ses hanches. Une barbe épaisse couvrait sa figure. Il était de haute taille, et sa chemise mouillée, sanglante, dessinait de larges épaules. Ses yeux étincelans, l’expression féroce de sa physionomie, me faisaient croire à une apparition diabolique. Il fut bientôt si près de moi, que le vent de son épée passa au-dessus de ma tête. Je recommandai alors mon ame à Dieu : il venait de m’apercevoir, et poussa un glapissement pareil au cri du chacal.

— Ah ! le voilà donc, celui qui m’avait échappé ! Qui es-tu, l’ami, toi qui ne te sauves pas à l’aspect du toreador Marroquin ?

— Un capitaine d’insurgés blessé, m’écriai-je, seigneur Marroquin, et qui implore votre aide ; je sais que vous êtes des nôtres.

— Elle vous est acquise, mon garçon, reprit le toreador, qui s’avançait vers moi l’épée haute.

— Seigneur Marroquin, vous n’égorgerez pas l’ami et le compagnon d’Hidalgo ?