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la vanité de toute science ? J’aime mieux garder avec mon ignorance la naïveté des impressions qui me viennent des ruines. Elles me font songer à la vie écoulée, au temps déjà derrière moi, le seul certain, à celui qui est devant, si douteux et, quoi qu’il arrive, si court, à mes propres ruines, à ce qu’il y a aussi en moi de tours superbes abattues ; puis je pense à ceux qui ont élevé ces pierres, à ceux lui les ont renversées, au passé, au présent que ce passé a fait, à cette dure condition des sociétés humaines qui les condamne à vivre de destructions et à prospérer par les ruines. Il me suffit de quelques notions générales pour ne pas confondre les âges : c’est le savoir de tout passant. J’aurais pourtant mauvaise grace à estimer médiocrement l’archéologue ingénieux qui, à l’aide de quelques pierres gisant dans la cour d’une ferme ou engagées dans les murs d’une construction nouvelle, rebâtit un monument historique ; mais je suis surpris de voir quelqu’un faire cercle sur une ruine, et la quitter avec l’applaudissement d’un auditoire et un peu plus de contentement de soi. Aussi je me tenais à l’écart, regardant tantôt les murs écroulés, tantôt le ciel qui versait sa plus belle lumière sur le paysage, tantôt la ferme bâtie dans un coin de la cour d’honneur et les arbres qui se nourrissent de la pierre redevenue poussière, tantôt les gens de la ferme menant leurs bêtes à l’abreuvoir, et les petits enfans étonnés que de grandes personnes vinssent de loin pour visiter de vieilles pierres. J’étais touché de ces impressions de vie et de mort, de perpétuité et de fragilité ; l’histoire de l’homme m’empêchait de prendre intérêt à des notions d’histoire locale.

Et comme on n’est pas de son pays impunément, et qu’on l’aime d’autant plus qu’il est plus éprouvé, je sentais un secret dépit contre ces visiteurs de ruines, qui, tranquilles sur le présent de leur patrie, peuvent s’intéresser ainsi à son passé. Du moins, me disais-je, la société qui a eu besoin de faire ces ruines subsiste et prospère. En vain ses ennemis lui mesurent sa durée ; leurs sauvages prophéties ne l’ont pas émue ; elle jouit du présent et elle croit à l’avenir ; et tandis que tout ce qui pense dans mon pays souffre et s’inquiète, voici des gens d’esprit et de savoir qui se mettent en voyage pour s’enquérir si certaines pierres anciennes sont saxonnes ou normandes, voici un pays où l’on prend soin des ruines, comme si elles devaient être les dernières. Pour nous, nous ne savons pas si les édifices bâtis aujourd’hui seront encore debout demain. Notre sol est jonché de débris ; les châteaux sont devenus des bâtimens d’hébergeage, et les églises des magasins ; les pierres que le paysan portait au sommet du mont pour élever l’édifice féodal, il les en a descendues pour bâtir des granges ; tout cela se passait hier, et voilà qu’aujourd’hui des milliers d’hommes trouvent déjà trop vieille cette société d’hier, et veulent faire des ruines