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Après avoir ainsi parlé, le vieillard remit sa tête dans ses mains, et, comme auparavant, il parut écouter la voix du vent dans les herbes, et d’autres voix encore peut-être que son oreille seule entendait. Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit ; j’aimais tendrement Albino ; c’était avec lui que j’étais devenu un homme, et je rêvais encore en sa compagnie une longue suite de jours : maintenant je le pleurais déjà comme mort. Enfin le moment de partir arriva. Mon cheval pouvait faire encore cette journée, la dernière avant de rejoindre le convoi fugitif, et nous nous mîmes en route ; mais notre ardeur semblait être bien refroidie. OEil-Double était silencieux, comme d’habitude ; les tristes pensées qui m’agitaient m’ôtaient toute envie d’échanger un seul mot avec Albino, et celui-ci, ne trouvant à qui parler, se taisait comme moi.

Nous trouvâmes la sixième citerne vide comme les cinq autres ; nous n’avions plus d’eau dans nos outres, et la soif nous tourmentait ; nos chevaux en souffraient encore plus que nous, car ils n’avaient pas bu depuis la veille dans l’après-midi ; le mien surtout ne pouvait presque plus marcher. Nous allions reprendre notre route néanmoins, quand le vieillard nous arrêta.

— Un instant, nous dit le métis, aussi droit sur sa selle qu’un cavalier de vingt ans. Capitaine Albino, poursuivit-il, nous venons de voir la dernière noria.

— Mais il y en a encore une, répondit Albino.

— Je dois vous dire, continua OEil-Double, que ni vous ni moi nous ne verrons la septième citerne de Bajan. Si donc vous voulez reculer, il en est temps encore.

Albino ne changea pas de visage.

— Arriverons-nous assez tôt pour sauver nos chefs ? demanda-t-il.

— Mon rêve ne me l’a pas dit, mais je l’espère, dit OEil-Double.

— Ce garçon, reprit le contrebandier en me désignant, doit-il nous survivre ?

— Oui.

— Eh bien ! avançons ! s’écria résolûment Albino ; notre vie doit n’être comptée pour rien, quand il s’agit de celle des quatre chefs, l’espoir du pays, que la trahison menace.

— Marchons donc ! dit le vieillard avec un visage plein de sérénité.

La marche ne se continua pas aussi rapidement que l’auraient voulu mes deux compagnons ; mon cheval fatigué ne se traînait plus qu’en haletant. À chaque instant, nous rencontrions des cadavres de chevaux et de mules. Bientôt nous commençâmes à gravir une côte assez escarpée. Quand nous fûmes arrivés au point culminant, une plaine immense se déroula devant nous. OEil-Double, qui marchait en tête,