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du développement personnel et spontané. Le dogme à l’aide duquel on s’efforçait, alors comme aujourd’hui, de transformer en religion ces idées si vulgaires et si brutales était le dogme de la fraternité dont les ravageurs de 1848 ont fait à leur tour un emploi si fréquent. Fonder sur la ruine de tous les droits privés l’omnipotence de la nation, et donner la fraternité pour correctif au despotisme, telle est donc la formule sortie à un demi-siècle d’intervalle de deux révolutions, et qu’il s’agit d’apprécier.

Qu’une étroite solidarité réunisse les hommes malgré les intérêts qui les divisent ; c’est ce que nous sommes tous invinciblement portés à croire ; que l’égoïsme soit un sentiment anti-social par essence, cela m’est assurément pas contestable ; mais la seule et vraie question à débattre entre le socialiste et le chrétien, c’est celle de savoir si c’est au ciel ou sur la terre que doit s’allumer le flambeau de la charité ; le grand problème à résoudre, c’est de décider si le dévouement est une vertu de l’ordre purement naturel, si nous pouvons aimer les hommes par nous-mêmes et pour eux-mêmes, ou si nous ne pouvons les aimer qu’en Dieu et comme par un reflet de l’amour que nous lui portons. Il est sans doute une fraternité qui admet le dévouement en le rendant facile, et, entre frères, le concours peut être gratuit comme le voudrait M. Louis Blanc, sans cesser d’être actif et chaleureux, mais c’est sous l’expresse condition que la famille sera d’abord constituée, et que les frères nourris du même lait, réchauffés au même foyer, entoureront de leur amour et de leurs respects leur auteur commun. La paternité préexiste nécessairement à la fraternité. « Aimez-vous les uns les autres, comme votre père qui est aux cieux vous a aimés, » dit l’Évangile. — Aimez-vous sans rien savoir de votre origine et sans vous inquiéter de votre fin, dit le socialisme ; que, sous le niveau d’un salaire uniforme et sous le régime d’une vie commune, le fort travaille pour le faible et le docte pour l’ignorant, et que ce qui se faisait par devoir dans le passé se fasse par attrait dans l’avenir.

Ici nous touchons encore à cette perpétuelle confusion entre l’ordre spirituel et l’ordre purement humain, entre la nature et la grace, qui fait tout le fond de ces misérables doctrines. Saint Bernard à Clairvaux réglait le sort de l’Europe sous l’habit de bure de son ordre. Conseiller des rois, idole des peuples, il aurait manqué à ses premiers devoirs, s’il avait pris une autre nourriture, ou s’il ne s’était pas soumis aux mêmes macérations que les derniers des Cistériens. Suger gouvernait la France du fond de son abbaye, et le moine Guillaume, son frère en religion, nous a laissé le tableau de la petite cellule où dormait sur une couchette l’homme qui dépensa des richesses colossales à reconstruire la basilique de Saint-Denis. Il n’est pas un ordre monastique où le membre voué aux plus hautes conceptions de l’intelligence et