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dont presque tous les habitans portent les même noms et ne se distinguent que par des sobriquets.

C’est surtout dans la Bryère et au pays des salines que la physionomie de la race étrangère est restée visible. Là les anciens coureurs de mer ont conservé un peu de leur humeur aventureuse. L’été fini, vous les voyez partir sur leurs futreaux[1] ou à la suite de leurs mules ; ceux-là se dirigent vers Nantes, La Rochelle, Bordeaux, pour vendre la tourbe des marais ; ceux-ci vont dans l’ouest essayer la troque du sel. Le plus souvent la femme accompagne son mari. Assise sur la maîtresse mule, qui marche en avant ornée de houppes bariolées et de la grosse sonaille qui dirige la caravane, elle file ou tricote la laine rapportée des fermes de la Bretagne et de la Vendée, tandis que le saulnier suit en chantant quelque vieux cantique. Parfois un semestrier qui retourne au pays ou un piéton éclopé prend place sur un des doublons et s’associe, pendant quelques heures ou quelques jours, au voyage du négociant nomade.

C’est à la suite d’une de ces caravanes que j’avais commencé une excursion depuis long-temps projetée vers les côtes guérandaises, et je chevauchais le long du Sillon avec une douzaine de mules qui s’en retournaient an bourg de Saillé. Sauf quelques charges de grains et d’épiceries, toutes revenaient à vide sous la conduite du saulnier Pierre-Louis, surnommé le Grenadier. C’était un vaillant gars, au visage ouvert et de haute mine, qui prenait la vie en bonne part, récoltait de chaque jour tout ce qu’il en pouvait tirer, et s’endormait le soir sans s’inquiéter comment le soleil se relèverait le lendemain.

Pierre-Louis n’avait que deux mules dans le convoi avec lequel il était parti six semaines auparavant : les autres appartenaient, ainsi que leurs sommes de sel, à des voisins auxquels il devait en rendre compte ; mais le voyage, malheureux pour tous, l’avait été particulièrement pour lui. Une de ses bêtes s’était perdue près de Chemillé ; la seconde, estropiée en chemin, avait dû être vendue, comme il le disait, au prix des fers et de la peau. Il revenait ruiné, mais sans en paraître plus triste. Vêtu de sa souquenille et de ses grandes guêtres de toile blanche, le fouet noué en bandoulière, son chapeau à larges bords relevé du côté où ne brillait point le soleil, il suivait l’accotement de la route les deux mains dans la poche ménagée sur le devant de sa blouse en manière de manchon, ou ciselant avec son couteau des baguettes de coudrier qu’il distribuait aux enfans du village.

Oisif ou occupé, Pierre-Louis sifflait toujours ; tantôt c’était un air champêtre embelli de mille cadences, tantôt un fragment d’hymne d’église aux notes pleines et monotones, plus souvent des modulations

  1. Barque d’une forme particulière.