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maison et notre pauvre innocent, continua la saulnière, que tout ramenait au souvenir de son enfant ; mais Pierre-Louis a eu peur des gausseries, et nous sommes allés au-devant de notre ruine.

— Ne sais-tu pas que quand on a vu le kourigan noir, le sort des gens est fait, et que rien ne peut le changer ? objecta le saulnier. Au temps où l’armée royale vint camper devers le Moire, le petit charbonnier alla à tous les feux, et dispersa les brasiers avec son bâton, si bien que beaucoup s’effrayèrent et prirent la fuite ; mais ce fut peine perdue, car ils rencontrèrent les bleus, qui en tuèrent assez pour former dans la plaine de petites montagnes avec leurs os. J’ai moi-même vu y mettre la pioche plus tard pour porter ce qui en restait aux cimetières de Savenay et de Prinquiau ; on eût dit une carrière de moellons nouvellement ouverte, et il fallut y envoyer toutes les charrettes du pays.

Nous nous trouvions sur le théâtre de cette sanglante défaite, qui termina la grande guerre de la Vendée en mettant sous terre toute une génération. Le bourg de Savenay était devant nous avec ses maisons penchées, ses rues tortueuses, sa place déserte. Nous le traversâmes sans nous arrêter jusqu’à Saint-Cesmes. Là, tandis que les mules se reposaient, je gravis la butte qui domine le village, et une merveilleuse perspective se déroula autour de moi. Vers le nord, je voyais se dessiner le Sillon, alors éclairé par le soleil, et dont la courbe étincelante ne s’arrêtait qu’au calvaire de Pont-Château ; vers l’occident s’arrondissait le coteau de Guérande et se dressait le clocher de Saint-Nazaire, presque confondu avec les mâts des navires ancrés sur la rade de Mindin ; au midi descendaient d’abord des pentes boisées, puis s’étendaient les marais de Dorages, coupés de leurs canaux rectangulaires ; au-delà, c’était la Loire, frangée de saules bleuâtres ; Paimboeuf, debout sur la rive gauche, comme un rocher informe ; enfin le pays de Retz, noyé dans les brumes lointaines. Une mer sans limite enveloppait le tout.

Je ne pus malheureusement donner qu’un coup d’œil à ce spectacle ; le temps pressait, il fallut redescendre, et l’immense panorama disparut comme les toiles d’une décoration qui s’enfoncent sous le théâtre. Je retrouvai à l’entrée du village les mules, qui allaient se diriger vers Saint-Joachim. Quelque affaire du saulnier avec le parrain chez lequel Jeanne avait été élevée nécessitait ce détour par la grande Bryère. Le pays que nous traversions avait évidemment formé autrefois une immense embouchure par laquelle la Loire précipitait ses eaux vers l’Océan. Entrecoupant alors de ses canaux tout l’espace compris entre Paimbœuf et le Sillon, le fleuve avait peu à peu grossi les atterrissemens de sa rive droite. Là étaient venus s’entasser les sables et les limons changés aujourd’hui en prairies ; le remous y avait conduit les arbres arrachés par l’inondation, et que l’on trouvait encore enfouis sous le sol qui