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leur avait donné la couleur de l’ébène ; c’était la Loire enfin qui avait fait naître, puis détruit les forêts marécageuses dont la décomposition formait maintenant cette gigantesque tourbière de plus de vingt lieues de contour, connue sous le nom de grande Bryère.

Les traces de ce long effort des eaux étaient partout visibles autour de nous. La plaine entière avait l’aspect d’un lac récemment desséché. Sur l’aride fond de la tourbière s’élevaient de loin en loin, comme des corbeilles, des groupes d’îles verdoyantes que des chaussées reliaient l’un à l’autre. L’aspect de ces îles avait quelque chose de paisible et de sauvage qui reposait le regard. Au milieu de touffes d’ormeaux se dressaient des toits de chaume tellement déformés par les gramens, les liserons et les saxifrages, qu’on les eût pris, à distance, pour des rocs creusés ; les alouettes de mer et les cobrégeaux (courlis gris) tournnoyaient autour de ces oasis rustiques avec des cris joyeusement aigus, et, sur le penchant des îlots, paissaient des brebis d’un noir rougeâtre dont les bêlemens se répondaient. Les lueurs du soir commençaient à teindre l’horizon ; nous tournions le plateau parsemé de hameaux et de bocages. Tout à coup, au versant des îles verdoyantes que nous venions de côtoyer, se déploya la grande Bryère.

Le premier aspect me causa un véritable saisissement. Qu’on se figure un désert, non de sable, mais d’éponge calcinée, au-dessus duquel flotte perpétuellement une brume lourde et fétide. Le terrain cahoteux forme des monticules et des vallées ; mais vous montez en vain, les hauteurs n’ont pas de brises plus fraîches ; vous avez beau descendre, les vallées n’ont pas d’ombrages plus verts. Toujours vous retrouvez la même teinte, la même atmosphère, la même stérilité. Partout s’étend un linceul roux tacheté de carex rigides ; c’est l’uniformité dans son plus implacable ennui. Le sol pulvérulent fuit sous les pieds et en garde l’empreinte ; les flaques d’eau sans chatoiemens ressemblent à des mares d’encre ; on dirait les lacs infernaux décrits par Virgile. Évidemment les flots de l’ Averne ont passé là, et l’entrée du Tartare doit être proche.

Nous apercevions, de temps en temps, quelques paysans occupés à couper la tourbe. Vêtus de berlinge brun[1], leurs longs cheveux pendant jusque sur leurs épaules, le visage imprégné de poussière et de fumée, ils semblaient eux-mêmes faire partie de la tourbière ; on eût dit qu’ils sortaient de ce sol noirâtre comme la nation de Cadmus des champs thébains.

Cependant notre caravane continuait sa route. Derrière notre belle saulnière, portant son élégant costume à couleurs éclatantes, venaient mes nulles, la tête ornée de branches vertes cueillies sur le chemin, puis

  1. Le Berlingue est un tissu, mélange de laine et de fil.