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faire. Les mots échappés à Pierre-Louis confirmaient pour moi les soupçons du Parisien ; il y avait véritablement lieu de craindre que la feinte ivresse de celui-ci n’enhardît le saulnier et ses compagnons à quelque tentative dont ils pouvaient avoir à se repentir. Je redoutais l’imprudence ordinaire du mari de Jeanne, et j’aurais voulu l’arrêter par un avertissement ; mais où se trouvait-il à cette heure, et comment lui parler ? Après beaucoup d’hésitations, je me décidai à rebrousser chemin jusque chez lui, espérant qu’un hasard aurait pu le ramener à sa demeure, ou que Jeanne du moins saurait le rencontrer ; mais la nuit devenait plus sombre : je me trompai de route et j’arrivai à la maison du saulnier par la ruelle champêtre sur laquelle s’ouvrait le courtil. Ne voulant point revenir en arrière, je poussai la petite barrière à claire-voie qui lui servait de porte, et j’entrai.

Au moment où j’allais prendre la courte allée conduisant au logis, une ombre se détacha de l’obscurité que projetait l’édifice, et traversa lentement l’espace lumineux qui m’en séparait. Sa petite taille, son large chapeau, sa démarche inégale, ne pouvaient me laisser aucun doute ; c’était bien celle qui m’avait échappé quelques instans auparavant et dans laquelle Jeanne avait cru reconnaître le kourigan ! L’occasion était trop favorable pour n’en point profiter. Je tournai l’allée, j’enjambai une plate-bande, et nous nous trouvâmes face à face.

À mon aspect, le prétendu lutin poussa un cri et voulut fuir ; mais je le saisis par les épaules : son chapeau tomba dans l’effort qu’il fit pour m’échapper, et la faible clarté des étoiles me montra le visage effrayé d’un jeune paysan chétif et contrefait. Je le secouai assez rudement en lui demandant à haute voix ce qu’il faisait là ; il m’imposa silence du geste et m’attira à l’écart de la maison. Je ne comprenais pas plus ces précautions que sa présence dans le courtil à une pareille heure, et je le sommai une seconde fois de s’expliquer. Au lieu de répondre, il s’appuya au talus qui servait de clôture, tourna les yeux vers la maison où brillait une lumière, et se mit à soupirer.

— Vous êtes là depuis le coucher du soleil ? repris-je étonné de ce silence ; c’est vous qui avez prononcé le nom de Jeanne ?

— Ah ! m’a-t-elle entendu ? dit-il avec une émotion naïve.

— Vous l’avez effrayée ; que cherchez-vous ici ?

— Rien.

— Pourquoi venir alors, et qui êtes-vous ? Il jeta sur moi un regard distrait.

— On m’appelle Gratien, dit-il lentement.

— L’enfant de l’hospice de Savenay ! m’écriai-je, le compagnon de Jeanne, celui dont parlait hier le vieux Michel ? Il fit de la tête un signe affirmatif.

— Alors c’est vous que la saulnière a vu l’autre soir chez son parrain,