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passé des choses étranges. Près d’y entrer, on n’est guère plus ému que ce serviteur de Manfred qui donnerait trois années de ses gages pour savoir ce que fait le comte au fond de sa tour. « De quoi s’y occupe-t-il ? nous ne l’avons jamais su :

<poem>« How occupied, we knew not[1]. »<:poem>

Il faut bien l’avouer, il n’y a rien dans l’arrangement intérieur qui annonce ni une destinée extraordinaire ni les mystérieuses occupations de Manfred. Lord Byron habitait une des deux tourelles, baby forts, dont parle Walpole. Le rez-de-chaussée est occupé par la salle à manger. Au milieu est une table carrée en acajou ; les pieds des chaises sont dorés ; un grand aigle, également doré, supporte un buffet. Ce sont des meubles dans le goût du temps, non de l’homme. L’étage supérieur se compose de deux chambres. La plus grande, avec cabinet de toilette, était la chambre à coucher du poète. Le lit est à colonnes, comme tous les lits anglais ; une couronne de comte dorée surmonte les chapiteaux. Les rideaux, d’étoffe ordinaire, sont doublés de soie d’un jaune léger et ornés d’une garniture en festons. Les chaises sont également en soie, de la même couleur que les rideaux et en bois doré. Quelques gravures de peu de valeur représentent différentes vues du collége de Cambridge. Cet ameublement est celui dont lord Byron se servait à l’université, et, s’il ne dénote aucun goût particulier dans le personnage, il montre du moins comment est meublé, dans les collèges d’Angleterre, un écolier qui a le privilège d’être lord. Dans le cabinet de toilette, on voit le portrait du vieux domestique du poète. La seconde chambre, où couchait son page, a une fenêtre en ogive avec vitraux peints ; elle est meublée dans le goût gothique. La médisance, à laquelle Byron a tant prêté, a jeté des doutes sur le sexe de ce page et insinué que ce pouvait bien être un Kaled dont Byron était le Lara.

Au réfectoire, aujourd’hui le grand salon de réception du colonel Wildman, on cherche, dans cette restauration si intelligente et si opulente, le peu qui est resté du poète. Voici, sur une table précieuse, le fameux crâne trouvé dans le jardin de l’abbaye ; Byron eut la fantaisie de le faire monter en argent, pour s’en servir les jours de fête en guise de verre à boire. On y versait une bouteille de vin de Bordeaux et on la vidait d’un trait. C’est une étrangeté, mais non une nouveauté. Cette manière de narguer la mort était un des sauvages plaisirs du moyen-âge. Le pied de la coupe est en argent, comme les rebords. Byron n’avait que vingt ans quand il y écrivait ces vers, dont la tristesse ironique est d’un homme qui a déjà trop vécu : « Ne frémis pas ; ne crois pas que mon ame se soit enfuie. Contemple en moi le seul

  1. Manfred, acte III, scène III.