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les femmes venaient ensuite, vêtues de leur camail de deuil formé d’une sombre toison ; enfin, derrière elles, j’aperçus Gratien, qui suivait seul, dans son triste costume des Bryères, la tête basse et le visage voilé de ses longs cheveux. Il s’arrêta à l’entrée du cimetière, s’agenouilla sur les cailloux du chemin, et, la fosse une fois refermée, disparut derrière l’église. J’allai ensuite voir Jeanne, que je trouvai pleurant, la tête appuyée sur le petit oreiller de son enfant, qui recommençait à lui sourire et jouait avec ses larmes.

Plusieurs semaines se passèrent en excursions sur le continent et dans les îles. Je parcourus toutes les sinuosités de ces rivages, autrefois fréquentés par les vaisseaux de Carthage, et où vivait, au dire de Strabon, sur un territoire où aucun homme n’avait accès, un peuple de femmes Amnites livrées au culte de Bacchus. À mon retour de cette curieuse pérégrination, j’appris que le petit Pierre était complètement rétabli, et que Jeanne retournait habiter aux Bryères chez son parrain. Je remis au lendemain la visite d’adieu que je voulais lui faire ; mais, comme nous sortions pour une promenade aux étiers, mon hôte me montra la saulnière qui suivait la route de Moutoir. Elle était en grand habit de deuil, assise sur la mule que je connaissais, son enfant placé devant elle. Gratien tenait la bride et la conduisait. Il me sembla voir le fantôme grimaçant de sa jeunesse reconduisant Jeanne au triste lieu qu’elle avait quitté escortée de toutes les espérances de l’amour, et où elle revenait avec les souvenirs d’un bonheur détruit. Je la suivis long-temps de l’œil sur la route poudreuse. Le ciel avait un éclat monotone plus triste que les nuées, et, tandis que la veuve cheminait lentement, portant dans ses bras l’enfant orphelin, une voix de jeune fille murmurait le long des bossis la chanson du mariage, et le vent de mer apportait de loin la rumeur du flot comme un vague gémissement.


EMILE SOUVESTRE.