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REVUE. — CHRONIQUE.

du Nord ; elles vont à Calcutta, à Madras ou à la Nouvelle-Orléans ; elles touchent à l’Australie ou aux archipels inconnus. Ce n’est point le hasard, sans doute, qui pousse chaque anaée, chaque jour, cet essaim d’intrépides voyageuses dans les contrées les plus diverses. Elles doivent ce goût à leur pays semblable à un vaisseau à l’ancre ; elles obéissent au génie cosmopolite de leur race, qui est de suppléer à l’absence de grandeur territoriale par l’active propagande de son commerce, de ses mœurs et de ses richesses, de se croire chez elle là où elle met le pied, de se répandre dans toutes les régions, emportant partout avec elle l’orgueil de la patrie. Les femmes, en Angleterre, ne font que participer du caractère national soit par le goût inné des voyages, soit par cette facilité qu’on rencontre souvent dans les rangs inférieurs du peuple à se jeter dans les cadres des émigrations, comme pour aller réchauffer dans un peu de sang anglais le sang des peuples vieillis ou encore enfans.

Il n’en est pas de même en France, où de bien autres élémens composent l’essence du génie national. Voyager, — voyager au loin surtout, — entre peu dans nos calculs et dans nos habitudes. Cette nature française, pleine de vigueur, de souplesse et d’action, semble trop souvent manquer de ce ressort intérieur qui fait que l’homme se livre, sous la seule sauvegarde de sa responsabilité, aux périls obscurs, aux chances mystérieuses des expéditions lointaines. Voyager, c’est, pour une femme française surtout, la plus exceptionnelle des aventures. Que sera-ce de voyager en missionnaire, en apôtre du méthodisme, en semant sur son chemin la Bible et toutes sortes de petits livres religieux ? C’est pourtant dans ces dispositions que l’auteur du Mariage au point de vue chrétieti semble avoir voulu aller déployer sa tente voyageuse dans le Levant, recueillant jour par jour, heure par heure, chacune de ses impressions, parcourant successivement la Grèce contemporaine, où la lueur divine des souvenirs n’éclaire encore qu’une renaissance superficielle ; l’Egypte, où toute l’opiniâtreté d’un homme n’a pu créer qu’une prospérité factice et extérieure en jetant quelques idées européennes dans le moule turc ; la Nubie, la Syrie et la Palestine. Imaginez le journal d’une excursion de ce genre, écrit d’ailleurs par une femme d’un esprit qui n’est point vulgaire, d’un talent littéraire qui ne manque point de relief : ce sera un livre curieux à plus d’un titre, où éclatera une simultanéité étrange d’impressions et de couleurs, où le courant de la vie en voyage, le caractère des objets et des lieux seront souvent dépeints d’un trait familier et hardi, et où se retrouveront à côté les préoccupations d’une sectaire ardente ; ce sera un mélange singulier de peintures franches et vives où se fera sentir une certaine originalité d’observation et de sensation, et de saillies genevoises où ce n’est plus la curieuse touriste qui se révélera, mais l’écrivain méthodiste du Mariage au point de vue chrétien, une sorte d’héroïne mondaine du prosélytisme protestant en voyage : le tout composant un ouvrage qui aurait toujours un intérêt assez rare, celui de nous montrer une femme française ranchissant le cercle ordinaire où se promène la fantaisie de nos spirituelles compatriotes.

La Grèce et l’Égypte, que Mme  de Gasparin décrit à vol d’oiseau, et les régions diverses de ce commencement d’Orient qui est à nos portes, n’ont point sans doute aujourd’hui pour nous la fraîcheur d’une nouveauté vierge ; elles ont appelé sur elles, épuisé l’attention et l’intérêt de l’Europe par leurs luttes