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femmes et enfans, — qui tombaient en leur pouvoir. Ils n’agissaient guère plus libéralement avec leurs propres soldats, soumis à une discipline bien autrement dure que celle de l’esclavage, et sur lesquels ils s’arrogeaient droit de vie et de mort. Ce n’est pas tout : pendant que la fraction dirigeante des anciens libres, — je suis loin de dire tous les anciens libres, — s’efforçait de paraître digne de la réhabilitation sociale pour laquelle elle combattait, et mettait une sorte de point d’honneur à donner des leçons de modération à ces mêmes blancs qui refusaient aux mulâtres jusqu’à la qualité d’homme[1], les chefs noirs semblaient avoir pris au contraire à cœur de mettre en relief la tache originelle de brutalité et de sauvagerie reprochée à leur caste. Jean-François, le plus éclairé, le plus humain et le plus hypocrite de la bande, Jean-François, qui est mort officier-général au service d’Espagne, s’était formé un sérail de ses prisonnières blanches, et livrait à ses officiers et à ses soldats celles dont il était las. Jeannot violait les jeunes filles blanches en présence de leur famille et les égorgeait ensuite. Son étendard était le cadavre d’un petit blanc porté au bout d’une pique. Sa tente était entourée d’une haie de lances dont chacun portait une tête de blanc, et tous les arbres de son camp pourvus de crocs où pendaient par le menton d’autres blancs. Il sciait aussi ses prisonniers entre deux planches, ou amputait les pieds de ceux qu’il trouvait trop grands, ou faisait étirer de six pouces ceux qu’il trouvait trop petits. Puis Jeannot disait avec bonhomie : « J’ai soif ; » il coupait une nouvelle tête, en exprimait le sang dans un vase, ajoutait du tafia et buvait. Je ne parle que pour mémoire de Biassou, qui se contentait de brûler ses prisonniers à petit feu et de leur arracher les yeux avec des tire-balles. Nous avons droit d’être blasés sur certaines antiphrases libérales et humanitaires de l’époque dont il s’agit ; mais, franchement, ces vendeurs de chair noire et ces dépeceurs de chair blanche, ces étranges régénérateurs, moitié satyres, moitié loups, semblaient se soucier fort peu, — aussi peu que la foule stupide tour à tour déchaînée ou terrifiée à leur voix, — de fournir des argumens à la société abolitioniste de Paris. De quel côté s’étaient d’ailleurs rangés Jean-François et Biassou ? Du côté des émigrés et de l’Espagne, du côté de l’ancien régime et de l’esclavage contre la révolution qui préparait

  1. En 1790, la date est significative, un colon nommé Bauvois, membre de l’assemblée provinciale du nord, conseiller supérieur au Cap, soutenait encore dans un écrit cette thèse, que non-seulement les nègres, mais même les mulâtres, n’étaient qu’une variété de l’orang-outang, qu’à titre de bêtes ils devaient être dépossédés de leurs propriétés, et que, pour faire cesser le crime de bestialité, il importait de déclarer « infâme et vilain tout blanc qui à l’avenir s’oublierait au point de se mésallier avec des femmes de couleur, et de le contraindre à quitter la colonie dans l’espace d’une année, ou, ce qui serait plus court, plus simple et moins abusif, de défendre de tels mariages sous des peines exemplaires corporelles et les plus sévères contre tous contrevenans. »