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légale, à l’état de caste dédaignée ; supprimez le double rôle des jaunes, et de deux choses l’une encore, l’esclavage est ou maintenu ou rétabli. Voilà sur quoi il importait de s’entendre de part et d’autre ; on n’en eut pas le temps. Il était dit que la gradation se poursuivrait jusqu’au bout, et que deux classes ne pourraient tenir ensemble sur ce sol si ébranlé sans qu’il s’effondrât sous l’une d’elles. C’est au moment même où leur passé, leur avenir, semblaient se confondre dans un intérêt commun que la lutte éclata, cette fois générale, inexorable et mortelle, entre les jaunes et les noirs.

Deux faits s’étaient produits après l’émancipation. Quelques anciens libres, qui étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves, s’étaient jetés par cupidité et par vengeance dans les bras de l’Anglais. Un peu plus tard, quelques officiers noirs, jusque-là au service de la république, mais jaloux de la préférence que les mulâtres, par la supériorité de leur instruction et par l’ancienneté de leurs services, avaient obtenue dans la répartition des grades, imitèrent la trahison de ces anciens libres. Ce n’étaient là, pour l’une et l’autre caste, que de honteuses exceptions dont la responsabilité était d’ailleurs réciproque ; mais la moins éclairée des deux devait être la plus soupçonneuse, c’est dans l’ordre, et les noirs, dont les planteurs excitaient par rancune les défiances, ne virent dans cette double trahison que celle des hommes de couleur. On répéta aux nouveaux libres que ceux-ci étaient des partisans de l’esclavage, qu’ils n’avaient jamais voulu de droits politiques et civils que pour eux seuls et pour agrandir encore la distance qui les séparait des noirs. Les faits isolés qui semblaient corroborer cette accusation furent habilement exhumés[1]. Les nouveaux libres devaient y prêter d’autant plus volontiers l’oreille que, dans l’ancienne société coloniale, le dédain des blancs pour la classe affranchie s’était souvent reproduit de cette classe aux esclaves, et quoi d’étonnant ? Ayant toutes

  1. Notamment l’affaire des trois cents Suisses, que les ennemis, tant haïtiens qu’étrangers, de ce qu’on a nommé le parti mulâtre exploitent encore aujourd’hui avec acharnement. Il s’agit de deux cent cinquante à trois cents esclaves enrôlés par les affranchis au début de leur seconde prise d’armes. Dans le premier traité de paix survenu entre les affranchis et les blancs, il fut stipulé que ces esclaves, qui auraient pu semer la rébellion dans les ateliers paisibles, seraient transportés, avec trois mois de vivres et des instrumens aratoires, au pays des Mosquitos ; mais le capitaine chargé du transport débarqua à la Jamaïque, où il essaya de les vendre. Le gouverneur anglais renvoya ces hôtes dangereux à l’assemblée coloniale de Saint-Domingue, qui les fit jeter dans un ponton, et une nuit la plupart furent égorgés. Parmi ces esclaves, il y avait des hommes de couleur aussi bien que des noirs ; parmi les affranchis qui consentirent à leur déportation, il y avait des noirs aussi bien que des hommes de couleur, et ce furent deux chefs de couleur enfin, Rigaud et Pétion, qui protestèrent le plus vivement contre cette mesure ; mais, de ce que la plupart des affranchis étaient hommes de couleur, on se hâta de conclure que les Suisses étaient victimes de la haineuse ingratitude de la classe de couleur envers la classe noire.