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sous Toussaint, ce régime de terreur ne pouvait convenir à la minorité éclairée, et, comme il la sentait secrètement désireuse de secouer le joug, c’est précisément pour elle que l’ombrageux despote se trouva conduit à l’aggraver, surexcitant ainsi l’hostilité contre laquelle il cherchait à se défendre. Aucune tyrannie n’échappe à cette loi. Dans une expédition contre l’ouest, deux officiers mulâtres passèrent avec leur corps du côté de Pétion, et Christophe fit égorger par représailles, sans distinction d’âge et de sexe, la nombreuse population de couleur qui se trouvait à Saint-Marc, l’une de ses places frontières. Ce qui restait dans le nord d’hommes de couleur et d’adhérens noirs de l’ancien parti jaune ne fut que plus empressé à émigrer vers la république de Port-au-Prince, emportant graduellement le peu de civilisation qui vivifiât le royaume de Christophe. Avec le despotisme de Toussaint, que ne mitigeait plus cette fois l’influence européenne des anciens planteurs, Christophe reprit et exagéra même son système de culture, bien qu’il n’eût plus, comme le premier chef noir, des intérêts existans à ménager. Les plantations furent érigées en fiefs héréditaires au profit des principaux officiers, et les noirs y furent attachés dans les mêmes conditions qu’autrefois, à ces différences près que le salaire était substitué à la tutelle permanente qu’implique l’esclavage, et que les nouveaux planteurs, transformés en grands feudataires, s’arrogeaient droit de vie et de mort sur les anciens esclaves, devenus serfs. Aussi la grande culture se réveilla-t-elle plus florissante que jamais. Comme organisation momentanée du travail, cette vigoureuse discipline était, je le répète, pour la masse des noirs, une transition nécessaire, et pouvait même se concilier avec l’idée que la plupart d’entre eux se faisaient encore de la liberté, d’autant plus que, la féodalité de Christophe étant toute militaire, la discipline de l’atelier semblait être la continuation naturelle de celle de la caserne et du champ de bataille ; mais il y avait ici plus que le travail forcé et les engagemens temporaires du système de Toussaint : il y avait la mainmorte, qui immobilisait, sous forme de majorats, la presque totalité de la propriété, et la glèbe, qui rendait les cultivateurs partie intégrante de l’immeuble, ce qui enlevait à ceux-ci tout espoir certain de devenir un jour travailleurs libres et propriétaires. Or, on comprend que les anciens esclaves, après avoir suffisamment goûté l’orgueilleuse satisfaction que pouvait éprouver l’Africain à n’être tyrannisé que par des Africains, auraient fini par devenir assez indifférens à une nationalité qui n’aboutissait qu’à l’aggravation de l’esclavage. Christophe le pressentait lui-même ; pour combattre cette tendance, pour exploiter par la même occasion contre son rival du sud les souvenirs de l’ancienne alliance franco-mulâtre, le tyran noir, que circonvenaient d’ailleurs, comme Toussaint, les agens de l’Angleterre et des États-Unis, s’efforçait de raviver