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qui donnaient à l’admission une sanction définitive. Les épreuves étaient des plus rigoureuses, et laissaient prise néanmoins aux plus graves abus. Les examinateurs, pris parmi les maîtres, multipliaient souvent les obstacles pour restreindre la concurrence en limitant le nombre des membres de la corporation, en rendant l’acquisition de la maîtrise d’une difficulté presque insurmontable, en portant les droits à des taux exorbitans ; car les corporations qui s’étaient formées pour conquérir l’indépendance du travail, cette indépendance une fois acquise, s’étaient efforcées de monopoliser le travail à leur profit, justifiant ainsi cette parole de Dante : « Hélas ! vous êtes si faibles, qu’une bonne institution ne dure pas ce qu’il faut de temps pour voir des glands au chêne que vous avez planté. »

La confection du chef-d’œuvre durait souvent plusieurs mois, et l’aspirant qui l’avait exécuté devait quelquefois, pour en rester propriétaire, le racheter aux gardes. Lorsque ce chef-d’œuvre était refusé, l’aspirant recommençait une ou plusieurs années d’apprentissage ; lorsqu’il était admis, l’aspirant, devenu maître, devait, avant d’ouvrir son atelier ou sa boutique, payer un banquet à tous ses confrères, et de plus acquitter des droits qui, au XVe siècle, variaient de 5 sous à 12 livres, et qui furent successivement portés à un taux tellement exorbitant, que, dans le XVIIIe siècle, la somme totale de ces droits s’élevait annuellement pour toute la France à 13 millions de francs, qu’il fallait prélever sur le prix de vente des divers objets de fabrication. La maîtrise ainsi constituée présentait, par les épreuves exigées de ceux à qui elle était conférée, certaines garanties aux consommateurs ; mais, en limitant la production, elle devait nécessairement élever le prix de la main-d’œuvre. Elle assurait, par le privilège et la concurrence restreinte, d’incontestables avantages aux artisans qui en étaient investis, et même une existence plus stable, moins exposée aux crises qui frappent l’industrie moderne. Néanmoins, en constituant le monopole, elle finissait par tourner au détriment général, et elle créait parmi les classes laborieuses une véritable aristocratie qui finit par s’emparer du travail et, de la police administrative des corporations. À côté de cette maîtrise légale, qui s’acquérait par l’apprentissage et le chef-d’œuvre, c’est-à-dire par le surnumérariat et la capacité, il y avait encore ce qu’on pourrait appeler la maîtrise privilégiée et la maîtrise fiscale. Les rois, les plus proches parens des rois, les princes étrangers à leur passage en France, les premiers magistrats des échevinages, pouvaient, en certaines circonstances solennelles, créer des maîtres en les dispensant du chef-d’œuvre et de l’apprentissage. C’était là dans l’origine un don purement gratuit, une sorte de charité, une utile dérogation l’esprit exclusif de la loi industrielle ; mais, à partir du règne de Henri III, la création des maîtrises fut exploitée par le pouvoir royal comme une ressource financière, et donna lieu, principalement sous le règne de Louis XIV, à de nombreuses exactions. Les corps de métiers, pour empêcher l’adjonction de nouveaux venus, rachetèrent souvent, sous des noms empruntés, les maîtrises royales, ou forcèrent par des procès ruineux ceux qui les avaient acquises à s’en dessaisir. Il y eut ainsi dans les corporations deux classes distinctes perpétuellement en lutte, arrivées à la propriété du métier l’une par l’apprentissage et le chef-d’œuvre, l’autre exclusivement par l’argent ; mais dans l’un ou l’autre cas les droits acquis n’étaient pas toujours respectés. Le