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une seule embouchure si grande, qu’il serait difficile de préciser le lieu où disparaissent ses derniers flots. À vingt-cinq lieues au-dessus de l’île d’Anticosti, il n’a pas moins de six lieues de largeur, et sa profondeur est de deux cents pieds. En hiver, quand toute la contrée sommeille sous une épaisse couche de neige, le Saint-Laurent cesse d’être navigable. Là où il coule plus lentement, la glace le couvre et joint ses deux rives par un pont solide. Dans sa partie inférieure, il charrie de gros glaçons que le flux de l’Océan repousse avec violence, qui se heurtent tumultueusement, s’agglomèrent et se séparent, jusqu’à ce que les vents d’ouest les chassent au large et les dispersent. En été, il déroule aux rayons d’un soleil ardent ses ondes vertes et impétueuses. Les barques, les radeaux, les bateaux à vapeur, les navires et les pirogues qui le sillonnent de toutes parts répandent la vie et le mouvement d’une extrémité à l’autre du Bas-Canada. C’est un fleuve à deux têtes, un canal à deux embouchures : à l’ouest, il s’ouvre sur des mers intérieures ; à l’est, il se décharge dans l’Océan par un golfe d’une ampleur imposante.

Les navires partis d’Europe se montrent à l’embouchure du Saint-Laurent vers la fin de mai ; il gèle encore, mais déjà les buissons verdissent, et le bouleau laisse apercevoir ses premiers bourgeons. Sur la rive gauche, du côté du Labrador, la nature est âpre et sauvage ; on dirait qu’il y a entre cette côte et celle du Canada, non pas la largeur d’un grand fleuve, mais un océan tout entier. La culture a fait peu de progrès dans cette partie des colonies anglaises ; les villages y sont rares. Une population de lumberers (bûcherons) habite les forêts de l’intérieur. Sur la rive droite du Saint-Laurent au contraire, dans l’espace compris entre Gaspé, qui marque la pointe extrême du continent, la rivière Point-Jean et Saint-Lévi, en face de Québec, sont répandus en grand nombre les anciens colons français, ceux que les Anglais désignent par le nom de french colonists. Leur quartier-général est le comté actuel de la Rivière-du-Loup. Plus civilisés à tous égards que leurs compatriotes les Acadiens du Nouveau-Brunswick, ils représentent la vraie race canadienne française, les premiers occupans, — après les Indiens, — de cette partie du continent américain. Ils parlent un vieux français peu élégant ; leur prononciation épaisse, dénuée d’accentuation, ne ressemble pas mal à celle des Bas-Normands. En causant avec eux, on s’aperçoit bien vite qu’ils ont été séparés de nous avant l’époque où tout le monde en France s’est mis à écrire et à discuter. Leurs maisons, construites en bois, renferment peu de mobilier : une table massive, des chaises, quelquefois un tapis grossier. Le poêle de fonte en est le principal ornement ; placé dans la cloison qui divise la cabane en deux chambres, il la chauffe sur tous les points et sert à cuire le dîner pendant l’hiver. Durant l’été, le