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la coca comme les chrétiens ; mais non, ces païens préfèrent mâcher le tabac, et cela parce qu’il pousse de lui-même au pays qu’ils habitent ! Il nous montra quelques feuilles de tabac que les sauvages avaient apportées à la mission. « Et depuis quand, lui demandai-je aussitôt, les sauvages sont-ils à la mission ? — Depuis les fêtes de l’invention de la croix. — Et ils s’en retournent ? — Après les fêtes. — Je pars pour Cocabambilla. »

En suivant la rive gauche de la rivière Santa-Anna et arrivé en face de l’hacienda de la Media-Luna, on traverse l’eau sur un radeau formé de troncs d’arbres. Le radeau est emporté par la rapidité du courant et vient, à trois cents pas plus bas, aborder sur l’autre rive. Il va sans dire que l’on quitte ce bac singulier mouillé jusqu’aux os. Sur le midi, laissant les montagnes, je descendis vers la plaine d’Icharate. Le soleil était intolérable ; heureusement qu’à chaque pas l’on rencontre ici des ruisseaux qui descendent des montagnes et dans lesquels on peut se mouiller d’eau bien froide. Le village d’Icharate est un amas de maisons de boue et de roseaux. Les habitans de cette vallée cultivent la coca, le sucre et le cacao. Le cacao est excellent, seulement il se vend 18 piastres l’arrobe, ce qui fait à peu près trois francs la livre. À Icharate, je tenais ma journée pour finie et mon dîner pour dûment gagné, quand j’appris que les sauvages s’apprêtaient à retourner chez eux : je me remis aussitôt à cheval pour Cocabambilla.

Imaginez des hommes presque nus, à la peau jaune et rouge, aux yeux petits, noirs et bridés, aux pommettes saillantes, à la crinière épaisse, ayant pour tout vêtement une longue chemise d’écorce d’arbre tissée. Maintenant couvrez leurs cheveux de poussière, leurs joues de rouge et de noir, leur chemise de taches de graisse et de tabac ; prêtez-leur par intervalle un gros rire enfantin et en général une contenance et une expression de physionomie empreinte de tristesse : vous aurez là devant vos yeux de vrais sauvages, tels que j’eus la bonne fortune d’en rencontrer à quatre mille lieues de Paris, à Cocabambilla. Ces sauvages venaient à la mission échanger des arcs, des flèches, des singes, des perroquets, de la poudre d’or, pour du sel, des haches, des couteaux, des verroteries. Le chef de la troupe, Tadeo, était chrétien, c’est-à-dire qu’on l’avait baptisé. Quant aux dogmes de la religion, on ne s’était pas fatigué à les lui expliquer, vu l’impossibilité de les lui faire comprendre ; la morale chrétienne d’ailleurs était trop contraire à certaines coutumes sauvages enracinées pour qu’on pût espérer de la lui faire goûter. Le seigneur Tadeo avait d’ordinaire quatre ou cinq femmes qu’il cédait en toute propriété à ses amis, ou qu’il troquait contre n’importe quoi, quand il en était fatigué ; ses concitoyens en faisaient tout autant. « A part cet usage de polygamie auquel ils ne veulent pas renoncer, me disait un des pères de la mission,