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de gens masqués, à voir nos figures enflées et couvertes de sang. Il fallut pourtant dormir dans cet enfer. Nous avions établi autour de notre campement un large rempart de feux de fagots que les Indiens étaient chargés d’entretenir pendant la nuit, et, grace à la fumée épaisse du bois vert et à une grosse couverture de laine qui nous enveloppait de la tête aux pieds, nous pûmes dormir à peu près tranquilles.

Après trois jours de marche, nous fûmes aux prises avec de nouvelles difficultés. Plus de sentiers ; des deux côtés, les montagnes se rapprochaient et ne laissaient de place que pour le passage des eaux du torrent de Yanama. Pendant toute une journée, nous descendîmes le lit du torrent, sautant de pierre en pierre ; ceux qui glissaient s’évertuaient dans l’eau jusqu’à ce qu’ils s’en fussent tirés ; chacun était pour soi, Dieu pour tous. Sur les bords, à l’endroit où nous nous arrêtâmes pour manger, les Indiens reconnurent la trace d’une once ; sa tanière était là, garnie de feuilles et de paille. Les chats-tigres et les onces sont communs sur les bords de l’Apurimac ; parfois ils remontent jusqu’aux pâturages de la sierra pour dévorer les veaux et les brebis.

À un certain endroit sans nom, nous quittâmes le lit du torrent et nous établîmes notre camp à gauche sur un plateau entouré de broussailles. On envoya une partie des Indiens brûler les hautes herbes et les broussailles de la route que nous devions faire le lendemain : ce fut un immense incendie dont la flamme vint jeter de magnifiques reflets sur le rocher à pic devant nous à la droite du torrent. La pluie, dont nous n’avions aucun moyen de nous défendre, nous interrompit brusquement dans notre admiration de ce grand effet de lumière ; nous jurions tous comme des muletiers.

Le quatrième jour de notre campagne fut marqué par de nouvelles fatigues. Nous gravîmes des montagnes droites comme des murailles, profitant, pour arriver à leurs plateaux juchés en gradins les uns sur les autres, des éboulemens de sable ou de pierres. Un des Indiens roula, avec son havresac sur le dos, du haut d’un éboulement : il n’était pas mort, mais il avait le corps brisé, et ne put continuer sa route. Nous lui envoyâmes deux de ses camarades pour le transporter à Yamana et nous ramener une nouvelle provision de rhum. Nous buvions du rhum le matin et le soir, parce qu’il faisait froid ; à midi, parce qu’il faisait chaud. Nous manquons tout-à-fait d’eau ; mais nous n’en marchions pas moins, résignés à tout souffrir plutôt que de revenir sur nos pas. Notre route traversait des bois à demi consumés, et dont la cendre, dispersée par le vent, nous aveuglait. Nous allions toujours, toussant et maugréant ; il fallut cependant nous arrêter, la nuit venue, au bord d’un précipice. C’était notre dernier jour d’épreuve, et le lendemain nous aperçûmes, à cinquante pas de nous, les premières maisons de la ville déserte de Choquiquirao.