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disait : « J’ai fait prier le lieutenant*** (celui qui l’avait tué) de passer chez moi, et je lui ai baisé les mains. »

Le département d’Ayacucho produit du blé, du maïs, des fruits et des légumes ; il renferme aussi quelques mines d’argent, travaillées avec de faibles capitaux. Quand même ce département, presque uniquement agricole, donnerait quelques produits exportables, il serait impossible de les faire arriver à la côte, vu la difficulté des chemins et l’éloignement de la mer. À Guamanga, le climat est tempéré, et déjà les habitans commencent à perdre la tournure rustique qui annonce presque toujours dans la population péruvienne le voisinage de la sierra. Je fus invité, avec une nombreuse troupe de jeunes gens et de jeunes femmes, à une trilla (battage du blé) dans une hacienda à trois lieues de Guamanga. Les dames chevauchaient, jambe de ci jambe de là, et poussaient leurs chevaux au grand galop dans des sentiers remplis de cailloux et bordés par des précipices. De ce train-là, nous arrivâmes bientôt à la ferme. Sur un plateau isolé et exposé à tous les vents, le blé était entassé à trois pieds de hauteur. On amena des chevaux et des mulets, pour la plupart non domptés, et on les lâcha sur le blé. Une quarantaine d’Indiens, formant un cercle et les effrayant par des cris aigus, les faisaient galoper à toute vitesse. Quand les chevaux cherchaient à s’échapper, on les arrêtait à coups de bâton, et c’était un tintamarre, une poussière à s’enfuir, ce qui divertissait beaucoup la compagnie.

Le soleil était brûlant ; nous avisâmes trois arbustes hauts d’une dizaine de pieds, et nous nous établîmes pour déjeuner à l’ombre trouée de leurs petites feuilles. Comme je voyais la conversation tourner au blé, je me hâtai de raconter qu’il y avait en Europe une machine fort simple pour séparer le grain de l’épi, sans briser l’un ni l’autre, et l’Europe nous fit oublier le blé de Guamanga : la conversation devint animée ; mes compagnons étaient d’un naturel, d’une bonhomie charmante, et nous fûmes toute cette journée gais et joyeux comme de vrais paysans. Notre petite fête se termina, comme se terminent les fêtes dans ce pays, par des politesses commencées et rendues le verre à la main, enfin par une joie un peu tumultueuse. Il était trop tard pour retourner à Guamanga ; il fut résolu, d’une voix unanime, qu’on camperait dans la ferme jusqu’au lendemain matin. Nous dansâmes une bonne partie de la nuit, et le restant, nous le passâmes dans une grange, où mères et demoiselles, pères, frères, amis et conviés, nous nous arrangeâmes chacun dans notre coin, le moins mal possible, riant du campement improvisé et babillant toute la nuit de façon à ne pas laisser dormir des deux yeux un seul d’entre nous.

Cette méthode paresseuse de faire battre le blé par des chevaux est encore usitée dans certaines parties de la France, en Espagne et en Orient.