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à Lima les distinctions de caste, l’égalité sociale n’a jamais été qu’un mot vide dans la capitale du Pérou. Les créoles, quand ils proclamèrent l’indépendance, n’entendaient pas affranchir les Indiens et les nègres ; mais San-Martin proclama la liberté des nègres et fit de chaque Indien un électeur, il appela même les métis aux emplois publics. Dès-lors commença au Pérou une rivalité de races qui n’est pas près de s’éteindre. La plupart des guerres civiles qui désolent depuis tant d’années ce pays n’ont pas d’autre source que cette antipathie insurmontable des races blanche, indienne et noire, augmentée plutôt qu’atténuée au Pérou par la proclamation du dogme de l’égalité sociale. Les fêtes religieuses, les solennités publiques, si nombreuses à Lima, ne font que passagèrement disparaître ces haines qui divisent la population liménienne, et qui se réveillent plus vives à chaque occasion de luttes politiques.

C’est du fond d’une petite bourgade voisine de Lima que j’assistai de loin à quelques scènes qui me donnèrent une triste idée de ces crises si fréquentes au Pérou. C’est là aussi que j’observai les mœurs de ce qu’on pourrait appeler la fashion de Lima. Chorillos est une petite ville à quelques heures de Lima, et où le beau monde de la capitale, pendant deux ou trois mois de l’année, se donne rendez-vous aux bains de mer. Cédant aux instances de quelques amis, j’allai prendre ma part de la vie oisive et assez élégante que l’élite de la société liménienne vient tous les ans mener à Chorillos. Il y a, pour aller à ce village où l’on danse et où l’on joue beaucoup, un costume obligé : veste, pantalon et gilet blancs, cravate blanche, poncho blanc, chapeau de paille du Chili. Je sortis ainsi vêtu par la porte de Guadalupe, traversant au galop les faubourgs et les jardins de Lima. Bientôt les jardins firent place aux champs d’alfafa, et je me trouvai dans une grande plaine verte, bordée de montagnes bleuâtres. Au bout d’une heure de marche, j’atteignis le joli village de Miraflores, aux maisons en belvédère entourées d’épais feuillages ; de là, me dirigeant vers la mer, je ne tardai pas à gagner le village de Chorillos, composé de cabanes de pêcheurs blanchies intérieurement, et qui servent de refuge aux familles les plus distinguées de Lima pendant la saison des chaleurs.

J’étais parti de Lima en nombreuse compagnie. Notre cavalcade s’arrêta à la porte d’une de ces cabanes ou ranchos, et mes amis, sans descendre de cheval, demandèrent à plusieurs reprises don Antonio, le maître de la maison. Un nègre, qui se balançait dans un hamac suspendu sous la verandah, souleva un peu la tête pour nous dire que son maître était au barranco, et, se laissant retomber dans le filet, il continua à se balancer. Nous repartîmes aussitôt, et, au milieu d’un tourbillon de poussière, nous descendîmes le chemin qui conduit à la plage. Alors je me retournai et remarquai, non sans effroi, la pente rapide des