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sur ce point de morale, il en vaut bien la peine. L’admiration qu’on leur a prodiguée de notre temps n’est pas une preuve de l’excellence de leurs œuvres, elle est trop facile pour cela, trop générale. Il est aisé de voir qu’elle n’est en quelque sorte qu’une affaire de politesse et de bons procédés. Le succès de bien des œuvres s’explique par là ; il veut dire simplement : « Je t’admire à mon aise, parce que je puis te mépriser. » L’indulgence est toujours redoutable, car elle n’est, après tout, que le suprême dédain. L’homme de lettres ne doit point être fier des éloges qu’on lui prodigue, s’il sent que ce n’est pas à lui qu’ils s’adressent, mais à quelques heureuses inspirations qui lui sont venues par hasard. Il doit aimer les louanges lorsque ceux qui les expriment y ont été invinciblement forcés, lorsqu’il sent qu’il ne dépendait pas d’eux de ne pas les lui adresser. Toute autre louange n’est que flatterie et mépris déguisé ; mais, de notre temps, la vanité, ce sixième sens des hommes de lettres, a si fréquemment exercé ses vilaines fonctions, que la flatterie et les sottes louanges sont devenues pour eux une des conditions nécessaires de la vie, comme boire et manger, voir et entendre.

Nous pourrions pousser plus loin cette analyse morale de la vie littéraire ; le champ est vaste, et de nos jours, si les devoirs qu’elle impose ne sont pas exactement remplis, si le moraliste et le philosophe ne trouvent pas toujours leur compte dans le spectacle que les écrivains ont donné à notre époque, en revanche l’analyste curieux peut enrichir sa collection d’aberrations morales et de vices spirituels. Il nous suffit d’en avoir montré quelques-uns et d’être arrivé ainsi aux conclusions qu’il nous reste à énoncer. Nous avons vu que la littérature prise comme profession était un fait tout moderne, ’qui ne remontait pas plus haut que le XVIIIe siècle ; nous avons décrit les périls et les dangers de cette carrière, et nous avons cherché les devoirs qui dérivaient de ces périls et de ces dangers mêmes ; enfin nous avons montré comment, de notre temps, ces devoirs avaient été éludés et quelles vanités égoïstes avaient remplacé les obligations morales.

Ce fait né du XVIIIe siècle, cette création de l’homme de lettres, est-ce un fait durable ? Je le crains, et c’est pourquoi on ne saurait trop s’inquiéter des vices qui s’introduisent dans la littérature ou des travers des écrivains, car leur influencé peut fausser ou régler l’esprit public, l’emplir de fanatisme ou de sagesse, et conduire la civilisation à son déshonneur et à sa perte, au lieu de la pousser dans des voies morales et sûres. La meilleure preuve que nous puissions donner de la vitalité de ce fait, c’est cette sorte de contagion littéraire qui, règne de notre temps, cette contagion qui pousse tous les hommes et toutes les femmes aussi, hélas ! c’est-à-dire le genre humain tout entier, à prendre une plume et à écrire Dieu sait quoi ! Aujourd’hui, me disait-on récemment, tout le monde écrit ; on se fait homme de