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pèse aujourd’hui sur le service militaire. L’armée haïtienne s’élève à plus de vingt-cinq mille hommes sur une population d’un demi-million[1] d’ames, où les femmes figurent au moins pour les trois cinquièmes ; c’est l’équivalent d’un effectif sextuple du nôtre, et l’on comprend ce qu’un pareil système a d’intolérable dans un pays où trente années d’un laisser-aller absolu ont déshabitué les masses de toutes dépendance, où l’absence d’industrie et le morcellement systématique de la propriété attachent presque tous les hommes valides au sol, et où les facilités d’un concubinage devenu normal[2] ont créé à chacun d’eux des liens de famille.

L’appât d’une solde mensuelle de 4 gourdes (1. fr. 80- cent. au taux du jour), sur lesquelles les soldats haïtiens doivent se loger, se nourrir et en partie s’équiper, n’est pas de nature à vaincre cette légitime répugnance : n’étant pas casernés, ils peuvent à la vérité disposer de leur temps entre les périodes de service, et la plupart prennent même ce service fort à leur aise. Rien n’est plus commun, par exemple, que de voir, dans une guérite veuve de sa sentinelle, un pacifique fusil veiller tout seul au salut de l’empire. S’agit-il encore d’une expédition contre les Dominicains, le ban et l’arrière-ban de l’armée noire accourent avec un enthousiasme difficile à décrire à la distribution des vivres et des cartouches et les soldats ne sont pas plutôt en marche, qu’ils désertent par bandes à droite et à gauche du chemin[3], prenant

  1. Dans sa Géographie de l’île d’Haïti, publiée en 1832, M. B. Ardouin paraissait pencher pour le chiffre de 700,000 ames, sur lequel il assignait 125,000 ames à la partie espagnole, ce qui en laissait 575,000 pour la partie française ; mais l’auteur signalait en même temps la tendance des campagnes à refluer vers les villes, où les conditions hygiéniques sont bien inférieures. Or, ce n’est pas trop que d’évaluer 75,000 ames le déficit qui a dû résulter tant de ce surcroît de causes de mortalité que des troubles civils de 1842 et 43, de huit années de guerre avec les Dominicains, enfin des éclaircies faites par l’émigration et le bourreau depuis le 16 avril 1848. Tout relevé exact ou même approximatif de la population est d’ailleurs impossible. Les noirs des campagnes, qui attachent une haute importance à faire baptiser leurs enfans, enterrent en revanche la plupart de leurs morts d’après le rite idolâtre, de sorte que l’état civil, qui est dans les mains du clergé, n’enregistre avec quelque précision que le chiffre des naissances, ce qui rend impossible toute évaluation comparative. Le chiffre des naissances pris isolément serait une base de calcul tout aussi incertaine, car il est notoire que la mortalité des enfans est beaucoup plus grande en Haïti que partout ailleurs.
  2. Sur 2,015 naissances relevées par le Moniteur haïtien, du 10 août 1850 dans quelques localités prises au hasard, il n’y en avait que 84 d’enfans légitimes, un peu moins de quatre pour cent.
  3. A la fin de décembre 1847, les Dominicains ayant fait une pointe sur le territoire haïtien, Soulouque envoya, contre eux trois régimens qui, au moment de se mettre en marche, ne présentaient ensemble qu’un effectif de 700 hommes, bien que chaque régimens se compose d’environ 600 hommes. Dès les premières étapes, les cinq sixièmes des soldats manquaient à l’appel ; l’un des régimens se trouvait même réduit à quinze et quarante-trois officiers.