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d’ailleurs si peu dès la seconde génération, le teint bronzé de l’Espagnol, le teint cuivré de l’Indien et le teint bistré du mulâtre tendaient tellement à se confondre sous l’influence d’une hygiène et d’un climat communs que les observateurs intéressés, — s’il y en avait eu, — auraient été souvent fort embarrassés de retrouver sur les visages le secret d’une généalogie perdue dans les savanes et les bois. Ce travail de fusion, que ne venaient ralentir ni l’immigration européenne sous le rapport moral, ni l’immigration africaine sous le rapport physiologique ; se résumait au moment de la révolution par les chiffres suivans : 25,000 blancs de race espagnole pure ; 15,000 Africains qui par leur dissémination, échappaient à toute propagande insurrectionnelle, et d’ailleurs trop fiers de la supériorité intellectuelle et sociale qu’un contact journalier avec les maîtres leur donnait sur les esclaves de la partie française pour consentir à imiter ceux-ci, qu’ils appelaient orgueilleusement « les nègres ; » - enfin 73,000 sang-mêlés qui se disaient volontiers blancs, et qui, ne soulevant autour d’eux aucune objection injurieuse, avaient fini par se considérer comme tels[1]. L’élément dissolvant de la colonie française était ainsi devenu l’élément conservateur de la colonie espagnole. La vanité, qui là creusait un abîme de haines entre les trois classes, avait opéré ici leur cohésion.

Les troubles de la partie française ne servirent qu’à rendre cette cohésion plus étroite. La guerre ayant éclaté entre l’Espagne et la France, le gouverneur espagnol commit la faute d’attirer et d’enrôler les bandes de Jean-François et de Biassou. Ils entrèrent dans l’est comme en pays conquis, exigeant des titres, des cordons, une pension de 100,000 livres chacun, et massacrant de temps à autre les émigrés royalistes, dont ils s’étaient déclarés les protecteurs. Jean-François en égorgea d’un seul coup, à Fort-Dauphin, un millier[2] sous les yeux de l’autorité espagnole, qui leur avait donné asile et qui n’osa pas même protester. Pendant que la minorité esclave, comparant la douceur de sa servitude avec l’étrange liberté dont jouissaient les soldats de Jean-François, mutilés, tués ou vendus au moindre caprice du maître, se fortifiait de plus en plus dans son mépris des « nègres » et de la révolution, la minorité blanche et la majorité sang-mêlée éprouvaient

  1. Nous empruntons ces chiffres au livre de M. Lepelletier de Saint-Remy, à qui l’on doit le seul travail complet et approfondi qui ait paru sur la partie espagnole de Saint-Domingue. La population totale a beaucoup diminué depuis ; mais la proportion des trois classes est à peu près la même.
  2. Madiou, Histoire d’Haïti.