Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/275

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au sud, la moitié de la Grande-Kabylie dont nous donnions ainsi l’investiture. Il ne restait à soumettre que le versant oriental du Djerjera en remontant du sud au nord, la vallée de l’Abjeb depuis Sétif, et la populeuse vallée de la Summam jusqu’à Bougie.

Vers le milieu de mai 1847, deux colonnes, fortes chacune de huit mille hommes environ, partirent, l’une d’Aumale sous le commandement du maréchal, l’autre de Sétif sous la conduite du général Bedeau, pour opérer l’envahissement du pays insoumis. Elles devaient se rejoindre près du défilé de Fellaye, qui sépare les deux bassins de l’Adjeb et de la Summam, après avoir enfermé dans l’angle de leur direction les tribus hostiles.

Le 15 mai, le maréchal campait à Sidi Moussa, sur la rive gauche de la Summam. Il avait en face, sur l’autre rive, la puissante confédération des Beni-Abbas, dont les villages s’échelonnent sur un amphithéâtre de monts superposés. Au point central et culminant est Azrou, village presque inaccessible, resserré à droite et à gauche sur la crête d’un contre-fort escarpé Sitôt que la nuit fut venue, notre camp, qui reposait au bas de cet amphithéâtre, protégé sur son flanc par le cours de la rivière, vit tout à coup les hauteurs s’illuminer d’innombrables lumières. Peu à peu, ces lumières se rapprochèrent du camp, ruisselant à la fois de tous les gradins des montagnes : les Kabyles venaient provoquer notre colonne à un combat de nuit.

C’est à coup sûr, une des choses les plus pittoresques et les plus curieuses de cette guerre qu’une attaque nocturne de Kabyles contre un de nos campemens. Lorsqu’on se bat dans l’obscurité, l’ordre et la tactique ne sont plus d’aucun secours ; la confusion se met dans les rangs. Si nos soldats sortent du campement, ils tombent inévitablement dans les embuscades tendues par leurs assaillans. Aussi est-il expressément défendu à nos colonnes de s’exposer à ces combats de nuit, où l’ennemi reprend sur nous tous les avantages de ruse et de surprise que le jour vient rendre inutiles. À mesure que les lumières descendent des hauteurs et se rapprochent, les feux du camp s’éteignent ; à mesure que les clameurs des Kabyles augmentent, le silence se fait plus profond parmi nos soldats, couchés près de leurs armes. Ce silence produit toujours son effet de terreur mystérieuse sur les Kabyles, lorsqu’ils viennent à interrompre leurs clameurs pour écouter ; mais cette terreur même les exalte, et produit souvent sur eux une sorte d’ivresse sauvage qui les fait se précipiter contre nos retranchemens. Alors la lumière éclatante et soudaine des pots à feu[1]

  1. Ces pots à feu sont des godets en fer remplis de poudre d’artifice. L’inflammation de cette poudre dure jusqu’à deux et trois minutes. Le général Duvivier les employa, avec un grand succès contre les attaques nocturnes des Kabyles de Bougie.