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fatiguer l’attention de son lecteur en lui présentant des sujets assez peu dignes d’occuper son attention. À mon, avis, les auteurs médiocres, dans toutes les langues, se ressemblent beaucoup, et ce n’est pas chez eux qu’il faut étudier les traits distinctifs d’une littérature. Ainsi je crois qu’on peut très bien apprécier le XVIIe siècle en France sans avoir lu Campistron. M. Ticknor s’est piqué d’une grande exactitude, et l’on peut se plaindre parfois qu’il se montre plus curieux d’ajouter un nom nouveau à son interminable catalogue d’auteurs que de faire connaître à fond la manière des grands écrivains véritables représentans du goût espagnol. Ainsi faisait don Juan, qui, pour mettre sur sa liste une paysanne de plus, oublie les graces et les vertus de dona Elvire. C’est le défaut des érudits (non pas le vilain défaut de don Juan, bien entendu) de se passionner pour les recherches de détail. Parce qu’elles ont été longues et souvent pénibles, ils s’imaginent que le lecteur va les recommencer avec eux. Il faut quelquefois avoir le courage de garder pour soi la fatigue et ne présenter au public que les résultats obtenus. M. Ticknor, dans son ouvrage, a sans doute fait une part large et convenable aux grands génies qui ont illustré l’Espagne ; mais, en les entourant d’un trop long cortège de médiocrités, il les rapetisse et les efface pour ainsi dire, si bien que l’on cherche dans son ouvrage Cervantes et Lope de Vega avec autant de peine qu’on en a aujourd’hui pour découvrir un bon tableau parmi les trois mille toiles exposées au Palais-Royal. Dans sa préface, l’auteur nous apprend et on l’aurait deviné sans cet aveu volontaire, qu’il a fait un cours public sur la littérature espagnole, et que ses leçons refondues sont devenues un livre. On s’aperçoit malheureusement un peu trop de ce mode de composition, et ses chapitres, uniformes d’étendue, quelquefois assez mal liés les uns aux autres, rappellent souvent le professeur obligé de parler à son auditoire pendant une heure sur un sujet donné, qu’il se prête ou non à des développemens.

Les origines de toutes les littératures présentent des problèmes fort difficiles, mais d’un intérêt extrême. Je regrette que M. Ticknor ait glissé si rapidement sur les commencemens de la littérature espagnole. À son début, il considère les ouvrages composés depuis la fin du XIIe siècle jusqu’aux premières années du XVIe comme exempts de toute influence étrangère, comme des produits spontanés du génie et du caractère national. Cette proposition aurait eu besoin d’être solidement établie, et M. Ticknor me paraît l’avoir adoptée un peu légèrement. Il est même étrange qu’il ne se soit pas aperçu que la division chronologique qu’il posait était fort hasardée, car, dans l’examen détaillé des auteurs, il est obligé de lui donner de fréquens démentis. Ainsi, dans la chronique ou le Roman d’Outremer, attribué au roi don Alphonse X, il reconnaît fort judicieusement une tradition plus ou moins altérée