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par ses ennemis, et qu’ils conservaient malgré leur défaite. Les Maures s’enrichissaient par l’agriculture et l’industrie, les Juifs par le commerce, cependant les chrétiens se battaient entre eux et se ruinaient. Après l’épouvantable anarchie qui précéda le règne d’Isabelle, la plupart des gentilshommes castillans étaient réduits à la misère. Beaucoup d’entre eux avaient vendu leurs terres pour s’acheter des armes et un cheval, tandis que les Maures, assistant impassibles aux querelles des grands feudataires, thésaurisaient, et cela sans étaler le faste ordinaire aux nobles chrétiens. Il n’en fallait pas davantage pour qu’ils fussent exécrés. On leur reprochait l’usure, et probablement avec quelque raison ; on les voyait heureux au milieu de la détresse générale ; aux yeux du peuple, ils devinrent des ennemis publics. Remarquons qu’à toutes les époques, les Espagnols montrèrent à l’égard des étrangers ou du mépris ou de la jalousie. Profondément convaincus de leur supériorité nationale, lorsqu’ils aperçoivent dans un étranger les indices d’un avantage quelconque, la jalousie deviendra de la haine, surtout si l’étranger se trouve en contact continuel avec eux. C’est ce qui avait lieu pour les Juifs et les Maures. Au moment où la haine nationale des chrétiens était d’autant plus exaltée que l’abaissement du royaume de Grenade rendait la guerre impossible faute de résistance ; des prêtres indignes surprirent la piété d’Isabelle, et la persécution commença. Ce fut une satisfaction donnée à la haine populaire. On lui fournissait un prétexte de sévir contre des ennemis qu’elle ne pouvait plus provoquer à une lutte impossible. Nous savons mieux que personne en France à quels excès se porte un peuple généreux quand le gouvernement encourage ses mauvaises passions. Des Juifs et des Maures, la persécution passa aux nouveaux convertis, puis aux chrétiens eux-mêmes. Les querelles religieuses de l’Europe, l’ambition de Charles V, l’amour des conquêtes et la gloire qu’il donna à ses peuples pour prix de leur liberté, consolidèrent l’inquisition, devenue un instrument merveilleusement propre à seconder sa politique. Le despotisme et le fanatisme se perfectionnèrent si bien sous Charles V et Philippe II, qu’il fallut plusieurs siècles pour que la nation oubliât les principes inculqués par de si redoutables maîtres.

Je demande pardon de ces longues dissertations historiques à propos d’un ouvrage purement littéraire, mais il m’a semblé qu’il est nécessaire de connaître la vie d’un peuple, si je puis ainsi parler, pour apprécier convenablement les idées qui lui sont propres et sa façon de les exprimer. M. Ticknor n’a pas fait, je crois, une étude assez sérieuse de l’histoire d’Espagne, et, à mon sentiment, cette étude aurait donné à son livre une liaison et une méthode qui lui manquent un peu.

Avec l’établissement de l’inquisition, ou la suppression de la liberté de penser, coïncide à peu près l’influence des arts et de la littérature