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découverte du terrain ; mais telles étaient ou l’ardeur de l’attaque, ou la stupeur dont cette rude réception avait frappé les Haïtiens, qu’au lieu de se déployer alors en toute hâte, ils continuaient de marcher en colonne serrée vers chaque batterie qui les enfilait à bout portant. Une panique affreuse finit par s’emparer de ce qui restait des dix mille hommes de Pierrot. Ils refluèrent en tumulte vers les étroites issues qui leur avaient livré passage, et où la mitraille déchiqueta, durant quelques minutes ; ce peloton humain. Un épisode moins sanglant, mais non moins caractéristique, se passait à quelques lieues de Santiago. La flottille haïtienne, qui combinait ses mouvemens avec ceux de la colonne de Pierrot, était en vue de Puerto-Plata, et pouvait d’un moment à l’autre débarquer un corps ennemi sur les derrières des Dominicains. Or comment engager un combat naval sans bâtimens ?… A l’impossible nul n’est tenu, et, faute de bâtimens, les Dominicains prirent la flottille haïtienne à la baïonnette. Pour s’expliquer cette invraisemblance, il faut savoir que la marine militaire d’Haïti est elle-même quelque chose de fort invraisemblable. Ses officiers, depuis l’enseigne jusqu’à l’amiral, sont recrutés dans l’armée de terre, et la plupart ignorent jusqu’au nom des instrumens nautiques les plus usuels[1]. Le commandant d’un des navires haïtiens (c’était, je crois, l’amiral Cadet Antoine en personne), calculant sans doute, à son point de vue de fantassin, que plus on est éloigné de terre plus on risque de se noyer, voulut, s’en rapprocher, et il s’en rapprocha tellement qu’il s’engagea sur un fond de roches. Il fit aussitôt des signaux pour arrêter le reste de la flottille qui le suivait. Les autres bâtimens, ne comprenant pas ces signaux, ne furent que plus pressés d’arriver pour savoir ce qu’on leur voulait, et tous vinrent échouer sur le même fond, où un détachement d’infanterie les prit d’assaut. Pierrot se consola de sa défaite, on s’en souvient, en allant se proclamer président dans le nord, ce qui fut le signal de la déchéance d’Hérard. Souffran fut chargé de ramener d’Azua le reste de l’armée noire, qui marqua, comme toujours, sa retraite par le pillage et l’incendie.

Cette fabuleuse résistance de deux ou trois mille hommes contre la triple invasion d’un ennemi dix fois plus fort s’expliquait par l’insuffisance même de leurs ressources. Abondamment pourvus de fusils et de munitions, les Dominicains auraient moins compris la nécessité de ces terribles charges à l’arme blanche, dont l’audace et l’imprévu avaient déconcerté à Azua les masses haïtiennes et neutralisé la moitié de leur supériorité matérielle. Le président Hérard, au lieu d’attendre des renforts, aurait pu se porter précipitamment vers Santo-Domingo, où

  1. Il y a d’excellens marins en Haïti ; mais, comme la journée du matelot marchand est de beaucoup supérieure à la solde quotidienne d’un capitaine de frégate, qui n’est payée qu’en assignats, c’est à qui ne servira pas sur la flotte nationale.