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mes oreilles comme le nom d’un maître qui défie tous les reproches ! Le réalisme a fait depuis quelques années des progrès effrayans dans toutes les branches de la fantaisie. L’invention est considérée par la foule, et malheureusement aussi par un grand nombre de peintres, de statuaires et de poètes, comme une condition secondaire. Imiter, transcrire littéralement, s’appelle aujourd’hui faire preuve de génie. Or, Léonard, Michel-Ange et Raphaël, qui sans doute connaissaient la nature aussi bien que les réalistes de nos jours, n’ont pas circonscrit leur tâche dans ces étroites limites. Pour ces génies privilégiés, l’imitation était un moyen et non pas un but. Si la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, le Jugement dernier, l’École d’Athènes, n’offraient pas à nos regards quelque chose de plus que l’imitation fidèle de la réalité, Léonard, Michel-Ange et Raphaël n’occuperaient pas dans l’histoire une place si considérable. Il y a dans leurs œuvres un mérite indépendant de l’imitation. On trouverait sans peine dans l’école hollandaise, dans l’école flamande, plus d’un maître dont le pinceau a copié la nature avec une fidélité que Rome et Florence n’ont jamais connue, et pourtant Rome et Florence tiennent le premier rang pourquoi ? C’est que Rome et Florence ont compris toute l’importance de l’idéal dans la peinture.

Géricault, voyant l’école française s’épuiser dans l’imitation servile de la statuaire antique, a voulu la rappeler à la source même de toute vérité, à l’imitation de la nature. À l’heure où il est venu, peut-être n’avait-il rien de mieux à faire. Quelque jugement que nous portions sur ses œuvres, nous devons reconnaître qu’il a exercé sur l’école française une action salutaire. Pour marquer nettement le rang qui lui appartient, il faut étudier son rôle en même temps que ses œuvres : c’est la seule manière de lui rendre justice. Si le temps lui a manquée pour nous révéler toute sa pensée, s’il n’a pas satisfait à toutes les conditions de son art, s’il a toujours attribué, du moins dans ses œuvres, trop d’importance à la réalité, il a laissé dans l’école française une trace profonde, et vouloir contester les services qu’il lui a rendus serait se rendre coupable d’ingratitude. Le Radeau de la Méduse, d’où l’idéal n’est pas d’ailleurs complètement absent, n’est pas le dernier mot de la peinture, ce n’est pas non plus le dernier mot de Géricault je prends à témoin tous ceux qui ont vécu dans son intimité, et qui savent ce qu’il pensait, ce qu’il disait de cet ouvrage si justement admiré. Géricault est à Nicolas Poussin ce que Ribeira est à Murillo, ce qu’Amerighi est à Raphaël.


GUSTAVE PLANCHE.