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chant parce que j’aspirais à l’être ; mais vous m’avez guéri de cette dangereuse folie, vous m’avez fait mettre la main sur mon propre cœur. Je ne l’eusse pas fait en vue de la morale, je l’ai fait en vue de l’art, et j’ai découvert que c’est de là (et en parlant ainsi Celio frappa sa poitrine) que doit sortir le talent.

j’étais vivement ému ; j’écoutais Celio avec attendrissement ; je regardais le marquis de Balma avec admiration. C’était un autre homme que celui que j’avais connu ; ses traits mêmes étaient changés. Était-ce là ce vieux ivrogne trébuchant dans les escaliers de théâtre, accostant les gens pour les assommer de ses théories vagues et prolixes, assaisonnées d’une insupportable odeur de rhum et de tabac ? Je voyais en face de moi un homme bien conservé, droit, propre, d’une belle et noble figure, l’œil étincelant de génie, la barbe bien faite, la main blanche et soignée. Avec son linge magnifique et sa robe de chambre de velours doublée de martre, il me faisait l’effet d’un prince donnant audience à ses amis, ou, mieux que cela, de Voltaire à Ferney ; mais non, c’était mieux encore que Voltaire, car il avait le sourire paternel et le cœur plein de tendresse et de naïveté. Tant il est vrai que le bonheur est nécessaire à l’homme, que la misère dégrade l’artiste, et qu’il faut un miracle pour qu’il n’y perde pas la conscience de sa propre dignité !

— Maintenant, mes amis, nous dit le marquis de Balma, allez voir si les autres enfans sont prêts pour déjeuner ; j’ai encore une lettre à terminer avec ma fille, et nous irons vous rejoindre. Vous me promettez maintenant, monsieur Salentini, de passer au moins quelques jours chez moi ?

J’acceptai avec joie ; mais je ne fus pas plus tôt sorti de son cabinet que je fis un douloureux retour sur moi-même. — Je crois que je suis fou tout de bon, depuis que j’ai mis les pieds ici, dis-je à Celio en l’arrêtant dans une galerie ornée de portraits de famille. Tout le temps que le marquis me racontait son histoire et m’expliquait sa position, je ne songeais qu’à me réjouir de voir la fortune récompenser son mérite et celui de sa fille. Je ne pensais pas que ce changement dans leur existence me portait un coup terrible et sans remède.

— Comment cela ? dit Celio d’un air étonné.

— Tu me le demandes ? répondis-je. Tu ne vois pas que j’aimais la Boccaferri, cette pauvre cantatrice à 3 ou 4,000 francs d’appointemens par saison, et qu’il m’était bien permis, à moi qui gagne beaucoup plus, de songer à en faire ma femme, tandis que maintenant je ne pourrais aspirer à la main de Mlle de Balma, héritière de plusieurs millions, sans être ridicule en réalité et en apparence méprisable ?

— Je serais donc méprisable, moi, d’y aspirer aussi ? dit Celio en haussant les épaules.