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elle apparaît chez un peuple, n’est pas toujours un signe prophétique de grandeurs futures, c’est le plus souvent un reflet de grandeurs passées ; elle ne lui annonce pas des destinées nouvelles, mais elle lui raconte une histoire évanouie ou près de s’évanouir. Toutes les fois qu’un grand poète apparaît, on peut être sûr que les mœurs, les croyances qu’il chante sont près de leur fin. Ainsi Shakspeare, le miroir le plus fidèle du moyen-âge et de la vie féodale, arrive avec la réforme et le XVIe siècle, Calderon avec le déclin du catholicisme espagnol. Pour que les croyances et les mœurs deviennent de la poésie, il faut qu’elles soient déjà devenues un commencement de fables ; pour que leur idéal apparaisse, il faut qu’elles cessent d’exister. Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! a-t-on dit jadis non sans raison ; heureux les peuples qui n’ont pas de grands poètes ! serions-nous tenté de dire à notre tour. C’est une preuve qu’ils jouissent de la plénitude de leur vie, qu’ils n’ont rien à regretter, qu’ils sont encore dans toute l’innocence première, l’énergie native de leur être. Il est en outre curieux de remarquer combien les hommes animés d’une foi héroïque se doutent peu qu’il y a de la poésie et de l’idéal dans cette foi même et dans les actes qu’elle leur inspire. Certes, les premiers puritains qui s’embarquaient sans ressources sur un frêle bâtiment, pour venir en Amérique pratiquer librement leurs croyances, nous paraissent aujourd’hui très poétiques ; Walter Scott a tiré des milliers de figures originales de l’histoire des guerres des cavaliers et des têtes rondes : eh bien ! savez-vous quelle était la littérature de ces hommes pleins de l’esprit de la Bible ? savez-vous quel est le caractère des premiers essais poétiques publiés dans l’Amérique du Nord ? J’ouvre le volume de M. Rufus Griswold, et le premier nom que j’y lis est celui d’Anne Bradstreet, venue avec son père, ardent non-conformiste, dans la Nouvelle-Angleterre. Voici le titre sous lequel furent imprimés ses poèmes en l’année 1640 à Boston : « Quelques Poèmes avec une grande variété d’esprit et : de science, pleins de charme, et renfermant spécialement un Discours complet et une Description des quatre élémens, des différens âges de l’homme, des saisons, de l’année, avec un exact Épitorne des trois premières monarchies, les monarchies assyrienne, perse et grecque, le commencement de la société romaine jusqu’à la mort de son dernier roi, ainsi que d’autres poèmes agréables et sérieux, par une dame de la Nouvelle-Angleterre. » Cette mistriss Anne Bradstreet, baptisée par les Américains de cette époque du surnom de dixième muse, très bonne protestante probablement, faisait des invocations à Phébus et imitait… Dubartas ! Certes, les émigrans américains, les plus zélés à coup sûr de tous les protestans, ne se doutaient pas de la sombre poésie que contenait le protestantisme, poésie que nous apercevons aujourd’hui. Il en est de même de la vie