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ceux qui savent aventurer quelque chose à propos ? Ce sont les aventures heureuses et sagement calculées qui donnent de grands bénéfices, qui ouvrent des débouchés nouveaux ; l’aventure, c’est l’air nécessaire au commerce pour qu’il prenne un puissant essor. Combien il y a loin d’ailleurs de d’esprit d’aventure dont notre commerce s’effraie si facilement à l’extrême timidité, à la triste routine qui nous distinguent ! On ne saurait s’imaginer l’étonnement et l’embarras de notre industrie, quand on veut la tirer du sillon où elle marche opiniâtrement. Pourquoi nos armateurs, qui trafiquent sur la côte d’Afrique, sont-ils obligés si souvent d’acheter leurs marchandises de troc à l’étranger, en Angleterre, par exemple ? C’est que nos fabricans ne savent pas sortir de leurs habitudes pour former des chargemens qui conviennent aux populations africaines.

Dans la situation où se trouve placée la France, alors que l’état a dépensé des milliards en Afrique et qu’il y verse chaque année des centaines de millions, comment l’industrie privée ne se sent-elle pas disposée à quitter son ornière et à entrer dans la route nouvelle que la pacification de l’Algérie et l’établissement de notre souveraineté sur le vaste espace compris entre la Méditerranée et le sommet des monts Atlas ouvrent devant elle ? Comment se fait-il que l’Angleterre, qui ne possède pas un pouce de terre sur la côte septentrionale d’Afrique, nous précède quand il s’agit de pénétrer, par cette voie même, au centre du continent africain et d’y nouer des relations commerciales ? C’est que le commerce français n’a pas l’habitude, comme le commerce de la Grande-Bretagne, de compter sur lui-même : il demande tout au gouvernement, même ce que celui-ci ne peut donner, c’est-à-dire la résolution et l’initiative. Un courant régulier d’échanges est établi entre le Soudan et l’Algérie par des caravanes. La France pourrait s’emparer de ce commerce, qui fructifierait et qui prendrait des accroissemens inouis, s’il était exploité avec l’intelligence et l’activité européennes : rien n’a été fait cependant pour atteindre ce but. Il est vrai que les routes du désert sont pénibles, dangereuses ; l’Algérie même recèle encore des bandits ; les transactions avec les Arabes ne sont ni commodes ni sûres. Si c’est là réellement ce qui arrête notre commerce, s’il n’ose rien entreprendre en Afrique avant que le désert soit sillonné par des brigades de gendarmerie, traversé par de bonnes routes et parsemé d’auberges et de relais de poste, soit : qu’il attende cette transformation réservée peut-être à un autre âge ; mais qu’il ne s’étonne pas d’être partout devancé par des rivaux plus heureux, parce qu’ils savent être plus entreprenans.


PAUL MERRUAU.