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aimés du peuple, à savoir des danseurs moresques et certains grands mannequins qu’on appelait hobby-horses, chevaux d’osier à tête de carton que des hommes cachés sous les plis de leurs longues housses faisaient marcher et caracoler[1]. Cette dernière partie des may-games fut constamment en butte à la violente réprobation des precisians ou protestans exagérés. Aussi, malgré l’affection du peuple, les hobby-horses furent-ils supprimés, vers le milieu du règne d’Élisabeth, comme un damnable débris du paganisme. Le regret populaire s’exhala dans une ballade satirique dont le refrain, devenu proverbial, a fourni à Shakspeare un des traits les plus poignans du sarcastique entretien d’Hamlet avec Ophélia pendant la représentation accusatrice du meurtre du roi son père :

HAMLET.

L’homme a-t-il rien de mieux à faire en ce monde que de se livrer à la joie ? Voyez comme la gaieté brille dans les yeux de ma mère ! Et pourtant il n’y a que deux heures que mon père est mort !

OPHELIA.

Mais non, monseigneur ; il y a deux fois deux mois.

HAMLET.

Si long-temps ! Oh ! alors que Satan porte le deuil ! Moi, je vais me parer d’hermine. O ciel ! mort depuis deux mois et n’être pas encore oublié ! À ce compte, on peut espérer que le souvenir d’un grand homme lui survivra la moitié d’une année, pourvu cependant qu’il ait fondé des églises, car autrement, par Notre-Dame ! on ne pensera pas plus à lui qu’à la danse du cheval de bois dont vous connaissez l’épitaphe : Mais hélas ! mais hélas ! le hobby-horse est oublié[2].

En effet, dans une comédie de Ben Jonson, the Bartholomew Fair, jouée en 1614, on voit les mots hobby-horse employés dans leur simple et primitive acception de jouet d’enfant : « Achetez, ma belle dame, crie un marchand forain, achetez un beau cheval de bois (a fine hobby-horse) pour faire de votre fils un hardi coureur, ou bien ce tambour pour en faire un soldat, ou ce violon pour en faire un virtuose. » Ce qui n’empêche pas un zélé puritain qui passe d’injurier le marchand, qu’il appelle un publicain, et de traiter par habitude l’innocent hobby « d’idole, de véritable idole, d’insigne et damnable idole[3]. »

Après plusieurs alternatives de rétablissemens et d’abolitions[4], la

  1. Les hobby-horses entraient dans le programme de plusieurs autres fêtes, notamment dans les jeux de Noël. Voyez la comédie de John Cooke intitulée Greene’s tu quoque, dans a select Collection of old plays, édit. de 1825-1827, t. VII, p. 79, et note 37.
  2. Hamlet, acte II, sc. II et la note de Steevens. Shakspeare fait encore allusion à cette complainte dans Love’s labour’s lost, acte III, sc. I.
  3. The Bartholomew Fair, acte III ; Works, t. IV, p. 436 et 463, édit. Gifford.
  4. . Dans sa déclaration du 24 mai 1618, le roi Jacques a compris la chevauchée des hobby-horses parmi les jeux permis les dimanches et fêtes après les prières. Voyez Book of sports and loweful recreations after evening prayers and upon holy-days, cité par Burton, Anatomie of Melancholy, p. 273, édit. d’Oxford, 1638. Cependant la volonté royale ne prévalut pas contre le fanatisme. Dans un masque de Ben Jonson représenté trois ans après devant le roi, the Gipsies metamorphosed, on se plaint encore de l’absence des danseurs moresques et des hobby-horses.