Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’avais pour compagnon momentané de ce voyage un nouveau garde que l’administration expédiait au Gavre, afin d’activer la surveillance et de réprimer des abus favorisés par la négligence et la tradition. Il eût été difficile de trouver un homme plus propre que Moser à une pareille mission ; il était né sur cette terre alsacienne qui fournit à la France ses soldats les mieux disciplinés : race laborieuse, positive, esclave de la règle, et qui, étrangère aux sentimentalités un peu puériles d’outre-Rhin, est, pour ainsi dire, la prose de l’Allemagne. Moser joignait d’ailleurs aux qualités générales de sa race une perspicacité singulière, aiguisée par l’expérience. Dans sa carrière de forestier, il avait eu à déjouer trop de subterfuges pour n’avoir pas appris lui-même à s’en servir ; il marchait en toutes choses comme dans la forêt, moins souvent par les larges avenues que par les foulées, et plus volontiers sur la mousse qui éteint le bruit des pas que sur les cailloux qui avertissent de l’approche. Cependant, chez lui, la ruse n’avait rien de bas et s’aidait plutôt du silence que du mensonge : c’était, à tout prendre, une nature droite, mais mise en défiance ; c’était surtout un caractère. Tel vous l’aviez vu au premier instant, tel vous le retrouviez toujours. Moser avait donné le règlement des eaux et forêts pour doublure à sa conscience et se tenait inébranlable derrière ce bouclier.

L’étude de cette personnalité, d’autant plus facile à déchiffrer qu’elle n’avait pas de recoins, donna un véritable intérêt à la route que nous faisions ensemble. Le garde alsacien prenait rarement l’initiative d’une confidence, mais ne refusait jamais de répondre. Je l’amenai à me raconter ses longues embuscades dans les fourrés pour surprendre les coureurs de bois, ses poursuites sur la piste des braconniers, ses ruses victorieuses ou déjouées, les luttes corps à corps qu’il avait eues à braver, en un mot tous les incidens de la vie demi-sauvage qu’il menait depuis bientôt vingt années, et dont il avait fait son plaisir après en avoir fait son devoir. Pendant ces récits, forcément entrecoupés de beaucoup de pauses et de digressions, nous avions franchi la vallée d’or (Orvault), tantôt suivant la route sinueuse qui ondoie avec la coulée, tantôt coupant au plus court à travers les sentes qui traversent les prairies et s’enfoncent au milieu des châtaigneraies. Après avoir escaladé le bourg bâti au haut des collines, nous avions gagné la grande lande qui remplace l’ancienne forêt de Sautron, où le duc de Bretagne François Il fit bâtir la chapelle de Bongarand, encore debout, puis côtoyé l’étang de la Barossière, grande flaque immobile et sans ombrage, devant laquelle se dressent, comme des fourches patibulaires, quelques arbres desséchés qu’entourent des volées de corbeaux. Enfin, quittant le chemin direct, j’avais incliné, avec mon compagnon, vers le hameau de la Thébaudière, désireux de visiter la demeure de cette femme célèbre qui sut, à force de grace et de