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un champ de blés mûrs dont les épis ondulaient à la brise du matin. À droite s’ouvrait la forêt, à gauche s’étendait la culture où nous nous tenions cachés. Louison continuait à chanter ; mais sa voix s’élevait insensiblement et jetait au loin les modulations de la complainte champêtre.

— Dans quelle langue de sauvage nous chante-t-elle là ? demanda Moser, qui s’efforçait en vain de comprendre les paroles.

Je lui fis signe de se taire, car j’avais reconnu le rude accent celtique. La pastoure chantait le vieux guerz de Jean Devereux, mais en l’entrecoupant d’avertissemens adressés à un auditeur invisible.

« Bretons, soyez tous sur vos gardes, — c’est là que demeure Jean la Prise, — il est avec ses soldats dans sa citadelle, — comme un bigorneau dans sa coquille. »

À cet endroit, la voix changeait légèrement d’inflexion, et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement « Toute la troupe des coupeurs de bois est ici ; le plus sûr pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers le gîte de la Mare aux aspics. »

Puis le chant primitif reprenait :

« Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout ce qui était neuf, — les croix d’argent des églises, — les hanaps dorés des bourgeois. »

Et l’accent s’élevait encore pour ajouter : « Il n’y a personne à droite ; suivez les blés sans lever la tête, vous arriverez à la petite bouée de houx. »

Mon œil se retourna vers le champ de blé, et, au bout de quelques secondes, je vis la mer d’épis s’entr’ouvrir légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer ; Moser, qui suivait tous mes mouvemens, surprit mon regard, aperçut l’agitation des épis et poussa une exclamation joyeuse : il avait tout deviné. Écartant les buissons derrière lesquels nous étions abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour être franchie, la côtoya un instant, et apercevant enfin une ouverture garnie de ramées, s’y élança ; mais je l’entendis aussitôt jeter un cri de douleur et je le vis s’abattre : il avait rencontré la faux cachée sous les feuilles pour la passée des sangliers. Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu comme moi l’accident, accoururent pour m’aider à relever l’Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne parut point s’en préoccuper. — Vite, vite, au braconnier, balbutia-t-il en montrant la direction dans laquelle fuyait Bon-Affût.

Après un moment d’hésitation, les gardes se précipitèrent à la poursuite d’Antoine, tandis que Moser s’aidait du talus pour se redresser et