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par tant d’ouvriers, encouragée, rémunérée par tant de spéculateurs, ne s’accommode pas de ces vulgaires conditions. Le beau mérite vraiment de parler quand on a quelque chose à dire ! Le premier venu peut en faire autant. La glaneuse qui marche pieds nus derrière les moissonneurs et ramasse les épis oubliés, le laboureur qui conduit sa charrue, parlent sans embarras, sans hésitation, quand ils ont à exprimer un sentiment qui les domine, et pourtant ils ne savent pas parler ; ils n’ont pas étudié, ils ne connaissent pas l’art d’exprimer leur pensée. Où serait donc le mérite de l’industrie littéraire, s’il ne consistait pas tout entier à trouver des paroles nombreuses et bien ordonnées pour des idées absentes, pour des sentimens dont le type ne se trouve nulle part ? Révéler ce qu’on a compris, ce qu’on a senti, n’appartient qu’à la foule ou aux esprits qui ne connaissent pas la valeur commerciale de la parole. L’expression d’une pensée vraie, d’une émotion sincère, ne peut devenir l’objet d’une profession fructueuse : il faut donc laisser aux dupes ce puéril passe-temps. Il est certain que, si le poète demande conseil aux économistes, il sera bien obligé d’admettre la légitimité : de ce raisonnement. Le savoir acquis par l’étude ou par la pratique de la vie étant considéré comme un capital, il faut l’exploiter comme un champ, comme une forêt, et en tirer, sinon un revenu régulier, car les champs et les forêts mêmes n’offrent pas cet avantage, du moins un revenu moyen, qui donne au savant, au poète, une vie douce et facile. Malheureusement pour le savant et le poète, personne encore n’a trouvé le moyen de soumettre l’exercice de la pensée aux mêmes conditions que les champs et les hauts fourneaux. Le travail intellectuel échappe à tous les calculs des économistes, et, de toutes les parties du travail intellectuel, le travail poétique est, à coup sûr, celui qui les déjoue le plus constamment. Si le premier recueil de M. de Lamartine domine de si haut la plupart des œuvres contemporaines, ce n’est pas seulement parce que les feuilles en ont été assemblées par un génie puissant et richement doué, c’est aussi parce que l’auteur a eu le bonheur et, le loisir d’attendre sa pensée et de ne pas songer un seul instant à l’industrie littéraire.

La démonstration la plus complète des idées que je viens d’exprimer se trouve dans le Lac. Jamais, en effet, M. de Lamartine n’a rencontré une inspiration plus vraie, jamais il n’a trouvé pour le sentiment qui l’animait une langue plus claire, plus transparente, plus docile, plus fidèle. Il n’y a pas une stance de cette pièce qui ne traduise une émotion sincère et n’éveille dans l’ame du lecteur un écho sympathique. C’est dans cette pièce surtout qu’il est facile de vérifier ce que j’ai dit tout à l’heure de la sobriété du style. Le Lac, sans viser jamais à la concision antique, se recommande, cependant par une rare économie de paroles. Or, il est impossible de nier que cette qualité, si