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L’entreprise reconnue nécessaire, il fallait frapper de ces coups qui laissent des traces, et dont le souvenir ne se perd pas chez ces rudes ennemis. Le général Saint-Arnaud et les troupes sous ses ordres sont venus à bout de la tâche laborieuse qui leur était confiée. La nature même des lieux où ils combattaient ne permettait pas d’espérer que le combat ne leur coûterait point cher. Entre Milah et Djidjelly, ce n’est qu’une succession de crêtes et de ravines qui s’entrecroisent. Dans les fonds qui séparent ces crêtes, sur leurs pentes inférieures, s’élèvent des villages solidement bâtis, entourés de leurs vergers et comme isolés les uns des autres par la difficulté des passages. Pour tout chemin, on a des sentiers de deux pieds de large qui serpentent jusque par-dessus les hauteurs auxquelles ils sont comme accrochés. Les bons marcheurs du pays ne s’y habituent eux-mêmes qu’avec peine. Qu’on se figure maintenant à tous les coins de ces défilés des hommes de grande taille, souples comme des panthères, bien armés, bien pourvus de munitions, car ils fabriquent leurs armes et leur poudre, et tous exaltés par les cris de leurs femmes, par les invocations de leurs marabouts et de leurs poètes, qui les envoient à la guerre sainte en leur chantant leurs anciennes victoires sur les Turcs. Aussi, dès que, le 11 mai, les huit mille cinq cents hommes de la colonne, chargés chacun de leurs huit jours de vivres et de leurs soixante cartouches, commencèrent à gravir un à un les pentes escarpées, l’attaque commença. Elle devait être furieuse. Presque tous formés de vieilles troupes d’Afrique, nos bataillons sont restés impassibles au milieu des cris et de ces élans de rage qui saisissent parfois les Kabyles comme un vertige, et les lancent sur les baïonnettes et les soldats pour faire une trouée par le poids de leurs corps. Le général Saint-Arnaud, le général Bosquet, le général Luzy, étaient partout présens sur le terrain ; tous les officiers, les premiers au danger, donnaient l’exemple et l’élan. C’est ainsi que le 16 mai l’armée arrivait à Djidjelly, et y déposait des blessés par malheur trop nombreux. Une embuscade où sont tombées deux compagnies d’un régiment nouvellement arrivé de France a surtout grossi le nombre des victimes.

Les Kabyles n’avaient pu arrêter la marche de nos troupes jusqu’à Djidjelly. Le 20, au retour de la colonne, ils devaient éprouver un de ces désastres qui trompent toutes leurs résistances. Grace à des dispositions aussi heureuses qu’habiles, le général Saint-Arnaud, secondé par les généraux Luzy et Bosquet, est parvenu, après les avoir débusqués d’une position très forte, à leur couper la retraite, et leur a tué en moins d’une demi-heure cinq cents combattans, dont les cadavres ont été comptés sur le terrain. La précision des ordres, l’ardeur des troupes, la façon dont elles comprenaient le commandement, le saisissant en quelque sorte dans les regards des chefs, tous ces mérites de notre armée ne sauraient trop être signalés. L’armée est en France le rempart de l’ordre ; en Afrique, toujours bonne à la fatigue, vaillante au danger, elle reste fidèle à ses traditions d’honneur. C’est ainsi que ses faits de guerre ont le privilège de prévaloir un instant sur les haines et les discordes de partis, d’éveiller l’intérêt universel dans un pays aussi déchiré que le nôtre, et de rappeler au milieu de ces déchiremens un peu d’affection sympathique pour la commune patrie. Il est bon de constater ce symptôme consolant, quand il y en a tant d’autres qui le sont si peu.