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misérables sauvages qui l’habitaient avaient peine à vivre et où la vie était impossible et entourée de périls, l’Angleterre y a planté son drapeau, jeté ses condamnés, envoyé ses misérables et aventureux enfans. Et pourtant quel est le but de tant d’efforts ? Pour l’Angleterre, le but est de ne pas mourir ; pour l’Amérique, le but est de vivre. C’est donc simplement une question d’existence pour ces deux nations. L’Angleterre a besoin d’élargir toujours le cercle, de son action pour maintenir la vie en elle ; cette mission providentielle de l’extinction de la barbarie et du défrichement de la civilisation, elle l’accomplit dans une pensée d’égoïsme ; c’est là son malheur et sa fatalité. Elle n’a pas d’autre but que celui de maintenir son existence, et c’est pourquoi on se demande si ce sera elle qui profitera de ces longs travaux. N’importe, cette fatalité est déjà assez glorieuse ; il n’a pas été donné à tous les peuples d’être forcés, pour ne pas mourir, d’étendre la civilisation.

Ce même génie de la conquête matérielle, de la diversité, nous le rencontrons aux États-Unis, plus libre encore, s’il est possible, moins assujetti à l’habitude, aux traditions. Comme l’Angleterre, l’Amérique est intéressée à la conservation de l’esprit et de la civilisation modernes ; mais combien les conditions de cet intérêt sont changées ! L’Angleterre est plus intéressée directement que l’Amérique aux destinées de cette civilisation, lui est plus nécessaire peut-être dans le présent, joue et jouera un rôle plus actif et plus immédiat dans les affaires politiques de ce siècle mais désormais son rôle d’expansion est fini un rôle nouveau, triste et moins glorieux l’attend, un rôle de défense personnelle. La destinée de l’Angleterre désormais sera d’être de plus en plus attachée au continent, dont elle a été si long-temps séparée. Ce fait apparaîtra de plus en plus avec chaque révolution, chaque progrès de la Russie ; l’Amérique au contraire conspire silencieusement contre l’Europe. Comme ces peuples anciens qui abandonnaient pendant la nuit leur ville assiégée en emportant avec eux leurs dieux familiers, l’Amérique recueille dans son sein tous les trésors de la civilisation européenne, et, certaine qu’elle est sauve, elle envisage avec la plus grande indifférence l’Europe menacée par les barbares modernes. Les journaux de l’Amérique ne tarissent pas sur le rapprochement entre la jeunesse de l’Amérique et la vieillesse de l’Europe. La prospérité de l’Amérique est attachée fatalement à la décadence de l’Europe. Si la guerre éclate en Europe, l’Amérique regorgera de richesse ; si la famine extermine les habitans de notre continent, l’Amérique nagera dans l’abondance. Je lisais récemment les comptes-rendus officiels des exportations de céréales de l’Amérique durant les dernières années : très considérables pendant les années 1947-48, c’est-à-dire pendant les années de disette et de révolution, ces exportations ont baissé de plus de moitié aussitôt que l’ordre et l’abondance ont