Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rêve magique de toutes les imaginations et le terme suprême de tous les désirs ! Là on vit véritablement ! là se réunissent tous les plaisirs, tous les moyens de succès et de fortune ! Celui qui ne deviendra point ministre sera bien tout au moins avocat ou homme de lettres ; celui qui ne visera point si haut aspirera encore à être un ouvrier d’un métier relevé. Au bout est l’incertitude, peut-être la faim, peut-être une mort misérable ; mais cela a le charme violent et terrible de l’abîme. Et pendant ce temps la terre, mère féconde des hommes, désertée, nue, s’enveloppera dans sa stérilité jusqu’à ce qu’il soit prouvé « que le secret du ciel, enfermé dans la terre, depuis six mille ans que l’homme la travaille, n’en est sorti pour le monde encore qu’à moitié. »

Telle est la pensée qui surgit dans le poème de Jasmin à travers les détails piquans ou émouvans d’une petite action dont le dénoûment va se confondre dans une large et vivante apothéose du travail de la terre. — Charles est le fils d’un laboureur de Madaillan qui lui a laissé quelque bien. Le triste jeune homme est pris du mal commun : ayant peu, il veut avoir beaucoup ; né dans des habitudes simples et rustiques, il aspire à quitter ce monde familier où il vit, à savourer les jouissances de la ville, et, en attendant, dans la métairie tout languit, tout est en souffrance. Le blé, est étouffé par l’herbe sauvage, les arbres sont rongés par les chenilles, le bœuf amaigri se traîne sans force sur le sillon. Le dégoût du travail de la terre est entré là, et il ne reste plus à Charles qu’à partir. Un jour, il engage quelques-uns des vieux amis de son père, parmi lesquels est le poète, le seul peut-être qui sache lire : c’est pour fêter son départ. Là éclate la pensée de cet antagonisme qui fait le fond de Ville et Campagne. Le jeune homme propose à ses honnêtes convives un toast à l’esprit nouveau. L’esprit nouveau est le roi de la fête. C’est lui qui va rajeunir le monde, — lui qui va faire de tous les fils de paysans des docteurs, des écrivains et des ministres, — lui qui va changer les chaumières en palais, les vestes en habits brodés, l’écuelle de bois en plat d’or, — et c’est la ville qui est la grande école où il faut aller. À quoi le plus vieux des convives répond sur un ton un peu moins lyrique par un toast : « A l’aîné de l’esprit, au bon sens ! » Au milieu de tout cela, le poète demi-railleur, demi-attristé, observe la scène, la décrit d’un trait mordant qui s’arrête devant la mémoire de son vieil ami, le père de Charles, et se dit à part lui : « Esprit nouveau, qui monsieurises tout… épargne au moins la poésie ; car, malheureux, il nous semble qu’en chantant, les chagrins ne sont pas si amers… » Charles cependant part pour la ville, et cette ville c’est Paris même. Là que lui arrive-t-il ? Qui aura un jour l’heureuse inspiration de tracer dans toute sa vérité et dans toute sa force l’histoire de quelqu’une de ces tentatives hasardeuses ? Qui sondera les plaies de ces existences jetées à l’aventure ? Celui-là aura assurément un cruel tableau à faire ; il aura à décrire bien des duels obscurs avec