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guna de la Cruz, n’avait pas tardé à s’éteindre. Pendant quatre jours, j’accompagnai Berrendo dans ses chasses. Assez médiocre tireur, j’abattais peu de gibier, mais j’étais dédommagé par l’imposant spectacle d’une nature vierge. Ce qui distingue les bois du Mexique, c’est que les arbres vénéneux y croissent en très grande abondance. On y rencontre à chaque pas le palo mulato au tronc exfolié, au suc corrosif, et le yedra[1] à l’ombrage mortel. En revanche, les arbres fruitiers y sont très nombreux aussi, depuis le plaqueminier aux baies brunes et odorantes jusqu’à l’assiminier aux fruits gros et parfumés comme l’ananas. Je commençais à prendre très patiemment ma nouvelle vie de chasseur, d’autant plus que les causeries de Berrendo, vieux soldat de l’indépendance, abrégeaient pour moi les longues heures de chasse ou d’affût. Enfin, le soir du quatrième jour depuis mon installation dans le jacal de Berrendo, le capitaine vint me rejoindre. Il avait laissé la famille du gaucho, augmentée de Saturnino et de sa mère, à la veille de partir pour les fertiles plaines de la Sonora, où la terre ne demande que des bras à occuper et des hommes à nourrir. Dans ces pays nouveaux, les familles qui veulent fuir des lieux marqués par de tristes souvenirs ont dans l’émigration une ressource toujours prête. La vie du défricheur n’y est pas seulement un but pour les individus déclassés en quête d’une tâche utile, c’est aussi un refuge pour les grandes infortunes ; Saturnino, en renonçant à sa vie à demi sauvage, obéissait à son insu à cette loi naturelle des sociétés humaines, dont le premier âge est la chasse, dont le second est l’agriculture. Il suivait aussi cet instinct secret qui pousse la race latine du sud vers le nord de l’Amérique et la race anglo-saxonne du nord vers le sud, instinct qui prépare lentement la fusion de deux races antipathiques dans les déserts intermédiaires où elles se rencontrent, et que la Providence semble vouloir peupler.

Notre route jusqu’à la mer était la même que celle des deux familles émigrantes. Il était assez probable que nous rejoindrions en chemin le lourd chariot qui les emportait vers la Sonora. Rien ne me retenait plus chez Berrendo, et la fraîcheur du soir nous invitait à partir pour arriver à San-Blas le lendemain avant la grande chaleur du jour. Nous prîmes congé du chasseur et nous nous mîmes en route. La nuit tout entière s’écoula pour nous dans une course rapide au milieu des grands bois où je venais de passer, par un singulier hasard, quelques-unes des heures les plus péniblement agitées et aussi quelques-unes des plus paisibles journées de mon voyage. Vers le matin, nous vîmes les forêts s’éveiller dans toute leur splendeur, et bientôt, à travers leurs vertes arcades, apparut à nos yeux la nappe limpide de la baie de San-Blas ;

  1. Espèce de mancenilier.