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posé, tel que l’a dessiné M. de Musset, aux yeux de ces esprits candides, ressemble volontiers à un paradoxe. J’ajoute que l’unité de lieu, à laquelle je n’attache pas d’ailleurs une grande importance, a été traitée par l’auteur d’une façon peut-être un peu trop cavalière. Ce perpétuel déplacement des personnages, qui ne blesse pas le lecteur assis dans son fauteuil, déroute parfois le spectateur. Ainsi je ne blâme pas le public, je comprends son hésitation, et les applaudissemens qui, le second jour, ont accueilli les Caprices de Marianne établissent clairement l’équité, la sagacité de l’auditoire.

Est-ce à dire que les Caprices de Marianne satisfassent complètement à toutes les conditions de l’art dramatique ? Telle n’est pas ma pensée. J’aime et j’admire la délicatesse du dialogue, la vivacité, la variété de l’expression, l’heureuse combinaison des images, et pourtant toutes ces qualités si précieuses ne ferment pas mes yeux aux défauts que l’esprit le plus vulgaire peut relever dans cet ouvrage. Les Caprices de Marianne, lecture pleine de charme et d’intérêt, offrent les élémens d’une comédie : la comédie n’est pas faite, ou du moins n’est pas achevée. Je ne m’exagère pas l’importance du métier ; je sais tout ce qu’il y a de banal, de mesquin, dans l’art de préparer les entrées et les sorties ; cependant, au fond de ce métier, qui est si peu de chose, placé en regard de la poésie, il y a des ressorts dont la poésie même ne peut se passer. Marianne, qui nous blesse par sa cruauté, obtiendrait peut-être notre sympathie, si l’auteur eût pris la peine de préparer l’explosion de ses sentimens. Présentée aux regards dans toute la crudité de son ennui, elle étonne bien plus qu’elle n’attire. Je me réjouis de voir le public accueillir les œuvres écrites par M. de Musset pour le lecteur, et je souhaite que M. de Musset, encouragé par les applaudissemens, se décide à écrire pour le théâtre en tenant compte des conditions les plus élémentaires de l’art dramatique. Il manie familièrement et sans effort l’expression de la raillerie et de la passion ; il peut à son gré nous attendrir et nous égayer. C’est là sans doute un don précieux, mais qui veut être fécondé par l’étude. La plus riche imagination, la parole la plus ingénieuse ne peut dispenser le poète comique ou tragique d’obéir aux lois posées depuis long-temps par les maîtres de l’art. Jamais le spectateur ne peut se confondre avec le lecteur. Les vérités les plus vraies, qui dans un livre sont agréées par la réflexion sans que l’auteur ait besoin de les préparer, excitent chez le spectateur un étonnement qui va parfois jusqu’à la colère, si le poète les met en scène sans les annoncer. L’attitude de la foule, en écoutant pour la première fois les Caprices de Marianne, prouve surabondamment la justesse de ma pensée.

GUSTAVE PLANCHE.


V. de Mars.