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se fit battre. La seconde expédition eut meilleure chance : Bonifacius fut battu. La province, qui, d’abord et très vivement, avait pris fait et ; cause pour son gouverneur, se refroidit quand elle vit la guerre prolonger sans succès. Les indigènes de l’Atlas, trouvant les frontières dégarnies de troupes, se ruèrent sur les colonies romaines, qu’ils mirent à feu et à sang. Ce ne fut bientôt plus dans ces riches campagnes que moissons détruites, municipes pillés, églises profanées ; les habitans, enlevés par bandes, étaient traînés comme des troupeaux dans la montagne. Bonifacius, absorbé par ses propres affaires, ne prenait aucune mesure pour réprimer ces barbaries, et, si les chefs des villes venaient se plaindre et réclamer son assistance, il s’irritait ou ne répondait pas. L’humiliation de sa défaite, ajoutée aux injustices dont il se croyait l’objet, mettait le comble à sa colère : il en voulait à la régente de l’affaiblissement de sa gloire. Cet homme, jadis ouvert et franc, était devenu sombre ; il ne voyait plus, il n’entendait plus que ses ressentimens ; il repoussait les bons conseils, qui d’ailleurs ne lui arrivaient plus qu’à grand’peine, car les officiers romains qu’il avait entraînés dans sa révolte semblaient garder à vue leur complice, afin de le garantir contre les retours de son propre cœur. Tel est le portrait qu’Augustin nous en a tracé. Plusieurs fois le saint évêque voulut lui écrire, et il y renonça par crainte que sa lettre interceptée et divulguée ne servît à condamner son ami. En effet, de quoi pouvait-il être question entre eux, sinon de réprimandes et d’exhortations au repentir ? Un diacre de leur intimité à tous deux ayant dû se rendre au quartier-général pour on ne sait quelle affaire, Augustin saisit l’occasion, et composa, pour être remise à Bonifacius, une longue lettre ou plutôt un mémoire que nous pouvons lire encore dans sa correspondance, et où l’on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, de l’onction du prêtre, de la sagacité du moraliste, ou de la réserve délicate de l’homme du monde. Qu’on me pardonne si, cédant à l’émotion de tant de belles et touchantes paroles, je cite ici cette lettre presque tout entière comme un précieux document sur les mœurs de la société romaine au Ve siècle.

« O mon fils ! mon cher fils ! écrivait le grand évêque à Bonifacius, recueille tes souvenirs. Rappelle-toi ce que tu fus du vivant de ta première femme de glorieuse mémoire, et comment, après sa mort, détestant les vanités du siècle, tu voulus embrasser la servitude de Dieu. Je m’en souviens, moi, qui en fus témoin, et je sais bien ce que je te dis à Tubunes, alors que, nous trouvant seuls avec toi, mon frère Alype et moi, tu nous ouvris ton ame et nous confias tes projets. Non, quelles que soient les préoccupations qui t’assiégent aujourd’hui, cette conversation n’a point pu s’effacer de ta mémoire ! Tu voulais te démettre de ta charge et abandonner le monde pour aller vivre de la vie des solitaires qui servent Dieu dans un saint repos. Tu renonças à ce dessein considérant, sur nos remontrances, que ce que tu faisais alors importait bien