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cents habitans. Cette population descend de celle qu’alimentaient autrefois les charités, les besoins et les fantaisies des moines du Mont ; elle cultive dans les creux du rocher quelques lambeaux de jardins, ramasse et débite des coques, petits coquillages particuliers à la baie, tend sur les grèves, entre deux marées, des filets où le jusant laisse des soles, des mulets et des saumons ; enfin elle vit du service de la prison et des deux compagnies d’infanterie qui la gardent. L’aspect des habitations est misérable. On monte à l’ancienne abbaye par des ruelles obscures ou par un majestueux escalier qui sert de bordure au précipice : ce bel ouvrage date du règne de Louis XIV, et l’abbaye qui l’exécuta possédait 150,000 livres de rente. Qui doit l’entretenir, de la pauvre commune du Mont-Saint-Michel, dont les habitans l’évitent comme s’ils s’y croyaient déplacés, ou de l’état, qui a hérité de l’abbaye ? Personne, à ce qu’il paraît, et quelque jour on l’entendra s’écrouler dans l’abîme. Les approvisionnemens nécessaires à la maison centrale y sont remontés sur un plan incliné dont la manœuvre est faite par les condamnés. Faut-il chercher à décrire la sombre solennité de l’entrée de l’abbaye, -la longue muraille appelée la Merveille, qui brave depuis près de neuf siècles l’abîme au-dessus duquel elle se dresse, — les terrasses d’où la vue erre des grèves aux côtes de Bretagne et à la pleine mer, — le cloître avec ses péristyles à colonnettes, — la célèbre salle des chevaliers, — la savante disposition de l’église souterraine ou les gracieuses proportions de l’église gothique qui s’élance de la cime de ce pic de granit vers le ciel ?… Non ; le dessin peut seul donner une idée de la hardiesse et de l’imposante bizarrerie de ces constructions, où la puissance de la foi de nos pères se manifeste encore plus vivement que celle de l’art. Les détails y sont en harmonie avec l’ensemble. Dans le caveau le plus obscur, dans le recoin le plus abandonné se découvrent à l’improviste des sculptures dignes du grand jour, ou des effets de lumière tels que savait les rendre Rembrandt.

L’histoire du Mont est en harmonie avec la singularité de son architecture et la sauvage grandeur des alentours. L’an de Notre-Seigneur 708, l’archange Michel apparut à saint Aubert, évêque d'Avranches, et lui ordonna de fonder une chapelle sur le mont de la baie ; le saint négligea l’avertissement, et l’archange, en le lui renouvelant pour la troisième fois, lui marqua le front d’un trou de la dimension du doigt. Aubert n’hésita plus, et, pour mieux assurer le service de la chapelle placée sous l’invocation de l’archange, il se retira lui-même sur le Mont, avec douze de ses chanoines. Les ducs de Bretagne et de Normandie, les rois de France et d’Angleterre, ne tardèrent pas à combler à l’envi l’église de leurs dons. Dans le courant du Xe siècle, le Mont se couvrait de constructions majestueuses, dont la plupart portent encore aujourd’hui un défi à l’art moderne. Depuis la fondation de saint Aubert jusqu’au règne de Louis XIV, l’histoire du Mont-Saint-Michel