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français : « Sa hautesse prie le commandant de raconter encore une fois, sans rien omettre, l’histoire de la femme enlevée. » Ibrahim et le drogman prêtèrent l’oreille, et le commandant recommença son récit. Quand, arrivé à la démarche de Vasiliky dans l’auberge, il m’indiqua du doigt comme celui auquel la jeune fille avait présenté l’assiette de miel, le pacha sembla fort soucieux, et, oubliant que j’ignorais la langue turque, il m’adressa directement la parole avec vivacité. Je consultai le drogman, qui m’expliqua que sa hautesse désirait entendre de ma bouche la suite de cette aventure. Je frissonnais malgré moi ; la persistance inconcevable du pacha à connaître les plus petits détails d’un événement qui aurait dû lui être indifférent commençait à m’inquiéter. Il fallait répondre cependant ; je le fis sans ménager mon amour-propre, prenant plaisir à faire valoir à mes dépens la fierté et la pudeur de Vasiliky. J’entendis avec satisfaction un soupir de soulagement s’échapper de la poitrine du pacha. Il réfléchit quelques instans, et, se levant du canapé, il nous engagea à le suivre. Nous montâmes des escaliers de pierre qui nous conduisirent à des corridors, à des parapets crénelés, d’où la vue s’étendait sur le golfe et sur les campagnes. Ibrahim frappa à une porte, un homme armé l’ouvrit en dedans ; les yeux de l’esclave indiquèrent une surprise stupide, lorsqu’il ne put douter que nous aussi nous allions pénétrer au logis. Le pacha nous fit signe d’entrer, et nous marchâmes derrière lui.

Nous étions dans la partie la plus reculée du donjon ; des fenêtres à ogives, des machicoulis du moyen-âge, œuvres des chevaliers de la croisade, se montraient de toutes parts. Nous allâmes ainsi de chambre en chambre jusqu’à une dernière, pratiquée entre les épaisses murailles d’un pignon surplombant les flots. C’était une rotonde où l’art arabe avait épuisé ses caprices et ses moulures ; des vases ciselés remplis de fleurs, des tapis, des rideaux à franges d’or, des aiguières d’argent, de magnifiques armures damasquinées, des livres couverts de peintures et de caractères bizarres, des coussins, une mandoline oubliée sur le parquet, mille ornemens gracieux faisaient de cet asile la copie fidèle des retraites voluptueuses de l’Alhambra de Grenade ou du palais du commandeur des croyans à Bagdad dans les jours florissans du kalifat. Deux fenêtres à arc étroit et pointu éclairaient ce réduit. Par l’une apparaissaient la mer, les vallées du Magne, les sommets du Taygète, le groupe des îles Sapienza et la flotte française à la voile le long de la côte ; de l’autre, l’œil dominait le camp, ses tentes, sa fourmilière en travail, les monts OEgalées, Navarin et le golfe de Kalamatha jusqu’à l’embouchure du Pamisus.

Nous étions assis, cherchant à deviner pour quel motif Ibrahim nous donnait entrée dans son harem, quand, le bras nu d’un nègre soulevant une tapisserie, nous vîmes une femme voilée, conduite par un