Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/479

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Plusieurs même ont pris plaisir à flétrir ces pures images, à introduire dans ce monde candide les troubles et les violences de l’esprit moderne. Je sais tel tableau de M. Henri Heine, qui est comme la contre-partie empoisonnée de la Louise de Voss, comme un outrage à toute cette poésie patriarcale dont le pasteur de Grunau est le symbole. L’homme qui a chanté la ruine de la vieille Allemagne, le railleur impitoyable qui a révélé à sa patrie, avec de funèbres éclats de rire, les misères qu’elle aurait voulu se cacher à elle-même, pouvait-il respecter le secret et solitaire domaine où s’était réfugiée une inspiration si pure ? Quand M. Henri Heine peint la maison du pasteur, il nous montre en traits d’une raillerie sinistre le plus désolant tableau : le père est mort, la veuve lit la Bible d’un ton rechigné, et autour de cette froide figure bâillent et blasphèment les enfans désœuvrés. Quel est le sens des strophes du poète ? Est-ce une plainte qui s’exhale de son cœur, plainte amère, irritée, comme celle du poète anglais Crabbe, lorsqu’il cherche vainement autour de lui ce que Goldsmith a vu dans le presbytère d’Auburn ? Non, la secrète pensée de son œuvre, c’est le plaisir qu’il éprouve à mettre en fuite les pures créations de la poésie allemande, à disperser au loin ses plus gracieux fantômes. Il semble, en effet, qu’à ces cruelles paroles le souvenir de Louise et du pasteur de Grunau s’évanouisse sans laisser de traces, comme les trompeuses images que dissipe la clarté du jour. Cette poésie et la réalité qui en est la source, si elles ont perdu au-delà du Rhin l’importance qu’elles avaient jadis, on les a retrouvées dans une partie de la Suisse. La philosophie hégélienne, qui a pénétré jusque dans le clergé protestant de l’Allemagne et qui y a effacé les mœurs anciennes, a toujours été repoussée par les pasteurs des cantons de Zurich et de Berne. La présence même de cette démagogie grossière, qui s’était jetée dans leurs campagnes, les avertissait du péril. C’est là que vivent encore ces familles que Voss a célébrées il y a soixante-dix ans, et si elles ne se meuvent pas dans ces régions idéales où le poète les a rêvées, si le monde réel qui les entoure, par ses grossièretés et ses violences, ne rappelle pas le cadre consacré de l’idylle, elles n’en sont que mieux placées pour entretenir en elles un vaillant amour du devoir. M. Bitzius, qu’il soit permis de le dire, reproduit depuis long-temps une de ces physionomies excellentes ; avant de célébrer l’action du pasteur sur les rudes populations de la Suisse, avant de montrer la transformation des mœurs brutales par les conseils persévérans de l’homme de bien, il a été lui-même un de ces actifs ouvriers occupés à détruire à chaque heure du jour les mauvaises semences que chaque heure fait lever.

On sait quel fut, dans les cantons de la Suisse, le contre-coup de 1830. Le principe aristocratique, rétabli en 1815, s’écroula presque partout.