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dans les régimens suisses de Charles X. Là, son éducation morale est continuée par un vieux soldat de l’empereur, par un de ces héros inconnus qui ont parcouru l’Europe au pas de charge ; Anneli a purifié son cœur, son intelligence sera ouverte par ce vétéran de la grande armée. La révolution de 1830 éclate ; si Jérémie se bat pour obéir à son devoir, ses sympathies sont de l’autre côté, et, quand le combat est fini, il retourne en Suisse avec un trésor d’enthousiasme et d’espérances. Qu’y fera-t-il ? Il veut être maître d’école, il veut travailler à éclairer les pauvres gens, il veut épargner aux orphelins et aux mendians la dure initiation qu’il a été obligé de subir ; il prend part, en un mot, dans son humble sphère, à ce travail d’idées qu’amena la victoire de juillet et qui fut le point de départ de M. Bitzius. En attendant qu’il puisse les servir d’une autre manière, Jérémie Gotthelf écrira sa vie pour les paysans et la leur présentera comme un miroir où ils n’auront pas de peine à se reconnaître avec leurs qualités et leurs vices.

Il y a de magnifiques peintures et des beautés du premier ordre dans le Miroir des Paysans ; il est évident néanmoins que l’auteur de ce livre n’est pas encore maître de lui-même. Ni le fond ni la forme n’attestent une pensée qui se possède complètement : l’inspiration manque de netteté, et l’art est plein d’inexpérience. Que M. Bitzius soit dévoué à ses paysans, qu’il se sente pour eux de paternelles entrailles, on le voit assez, et c’est là ce qui fait la vie de ces fortes scènes ; cela suffit-il pourtant ? La leçon du récit n’est pas toujours claire ; l’esprit est irrésolu et cherche avec embarras quelle a été l’intention précise de l’auteur. Si sévère qu’il soit avec ses paysans, M. Bitzius semble disposé parfois à excuser certaines violences qui le trouveraient moins indulgent aujourd’hui. Tantôt, dans la peinture des défauts populaires, il est âpre jusqu’à la dureté ; tantôt on dirait qu’il s’associe aux violentes de ses héros et qu’il partage quelques-unes de leurs passions. Je n’ai pas besoin de savoir que ce livre a été écrit en 1836, chaque scène en porte la date. L’auteur, je le comprends bien, cherche à décréditer les démagogues d’Allemagne en montrant pour le pauvre peuple des campagnes plus de sympathie qu’ils n’en auront jamais ; or, c’est cette lutte précisément, c’est cette émulation de sentimens populaires qui cause le manque de netteté que je signale. M. Bitzius, à l’heure qu’il est, n’est pas moins dévoué aux classes inférieures ; il l’est, ce me semble, d’une manière différente ; son inspiration est plus franche, plus décidée, et, par une conséquence toute naturelle, il y a bien autrement d’unité et de vigueur dans ses peintures. Tel qu’il est toutefois, ce livre annonçait une nature énergique, une imagination puissante, une rare faculté d’observateur et de peintre, surtout une aine profonde et pleine d’affectueuses richesses.

Le Miroir des Paysans a été lu avec enthousiasme. Les reproches