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pas pour les détails infinis de la création ces tendresses bêtes dont s’accuse si justement, hélas ! le tailleur de pierre de Saint-Point. Il est vrai, il est franc, et quand il pèche, ce qui lui arrive assurément plus d’une fois, il pèche toujours par l’entraînement même de sa franchise. L’artiste audacieux et l’apôtre infatigable se soutiennent, se complètent merveilleusement chez M. Jérémie Gotthelf. S’il n’eût été qu’un peintre vigoureux, s’il n’eût songé qu’à reproduire la réalité avec audace, l’énergique familiarité de ses tableaux aurait pu lui attirer souvent de légitimes reproches. C’est beaucoup que de voir si bien la nature et d’en retracer l’aspect avec une sincérité si résolue ; l’imitation pourtant, quelque puissante qu’elle soit, n’est pas la poésie tout entière, elle n’en sera jamais que le point de départ : l’artiste doit interpréter le monde réel ; il doit exprimer non-seulement ce que ses yeux ont vu, mais ce que son ame a senti ; il doit diviser, choisir, accuser fortement certains traits, en laisser d’autres dans l’ombre ; est-ce là ce que fait constamment l’auteur d’Uli le valet de ferme ? Non certes ; il semble par momens que la réalité l’enivre, qu’il ne se possède plus, et qu’au lieu de dominer son sujet, il se laisse entraîner à l’aventure par les mille détails qui sollicitent son pinceau. Regardez-y mieux pourtant : sous ces peintures les plus audacieusement vraies, dans ces scènes agrestes où rien n’est oublié, dans ces tableaux que remplissent mille bruits confus, depuis l’intarissable babil de la fermière jusqu’au grognement des animaux immondes, il y a toujours une pensée morale, toujours une ardente conviction chrétienne qui anime et transfigure l’ouvrage tout entier. D’un côté, la réalité la plus franche ; de l’autre, le plus pur et le plus sublime idéal, voilà les compositions de M. Jérémie Gotthelf. Pourquoi s’abandonne-t-il ainsi à une sorte de fougue joyeuse dans sa complète reproduction de la nature ? Parce qu’il sait de quelle lumière sereine son religieux enthousiasme va inonder sa toile. Assuré de l’idéal, il sent redoubler sa verve : de là ces mélanges inouis et ces étonnans contrastes.

C’est aussi à cette double inspiration qu’il faut rapporter l’influence extraordinaire de ses livres. Il s’est fait paysan avec les paysans, il s’est assimilé leurs pensées, leurs préoccupations, leurs soucis et leurs joies. Ce qui nous semble trop long dans ses romans, les paysans de la Suisse le lisent avec bonheur, avec le même bonheur qu’il a éprouvé à l’écrire. Tout ce caquetage de la ferme, tout ce bruit, toutes ces allées et venues, c’est leur vie de chaque jour : ils s’y reconnaissent comme dans un miroir. Ils sentent en lisant cela que ce n’est pas un curieux qui est venu les étudier, et puis s’en est retourné à la ville ; non, c’est un des leurs, un paysan comme eux, un porteur de sabots, un homme qui sait tous les secrets de la charrue et du sillon. Aussi comme ils l’écoutent religieusement ! comme ils sont préparés par de cordiales