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« Mais dans l’homme complété commence une nouvelle ascension vers Dieu. Des pronostics avaient annoncé sa prochaine venue ; en lui surgissent d’augustes anticipations, des symboles, des types d’une splendeur promise, qui jusque-là, était restée toujours en avant dans l’éternelle spirale parcourue par la vie ; car les hommes commencent à déborder la limite de leur nature, à sentir de nouvelles espérances et de nouvelles inquiétudes qui supplantent rapidement les joies et les chagrins de leur humanité. Ils deviennent trop grand pour les étroites formules du juste et de l’injuste, qui s’évanouissent devant un désir insatiablement avide de bien, tandis qu’eux-mêmes se sentent de plus en plus inondés de paix. Déjà il se rencontre de tels hommes sur la terre, majestueux et sereins, au milieu des créatures à demi formées qui les entourent et qu’ils ont à sauver et à rapprocher d’eux à la fin. J’étais de ceux-là ; jamais le n’ai rêvé un bien imaginaire, distinct de celui de l’homme ; jamais je n’ai connu un devoir à accomplir, une gloire à laquelle il eût fallu travailler aux dépens de l’homme, en y consacrant des facultés détournées de son service et des énergies capables de lui profiter ; jamais je n’ai craint que son triomphe ne contrariât ailleurs quelque autre triomphe, car Dieu est glorifié dans l’homme, et c’est à la gloire de l’homme que je me suis voué corps et ame. Et pourtant, tel que j’étais, et avec tous ces dons, j’ai échoué. J’ai contemplé jusqu’à m’aveugler les énergies de notre humanité, ses capacités. Je ne pourrais pas en détourner mes yeux, c’était là tout pour moi, c’était là ce qu’il s’agissait d’entretenir et d’accroître, n’importe à quel prix, de dérouler et de faire éclater tout d’ un coup, comme le signe, le blason et le caractère de l’homme. Je ne voyais aucune utilité dans le passé ; il m’apparaissait seulement comme une scène de dégradation, de laideur et de larmes, comme une chronique honteuse que mieux valait oublier… Je ne voyais nulle raison pour que l’homme, dès maintenant, ne se suffît pas pleinement à lui-même… J’aurais voulu que l’espace d’un moment le mît en possession entière de ses titres, de tous ses moyens latens de suprématie sur le monde des élémens.

« Mais toi, toi, fils chéri des jours à venir, tu ne rejetteras pas ainsi le passé, le passé tout rempli de profonds enseignemens sur les termes auxquels la terre t’est donnée à bail. Pour toi, le présent prendra une beauté distincte et tremblante en regard de son ombre, qui mettra ses traits en vifs reliefs. L’avenir, pour toi, ne s’ouvrira point non plus tout d’un coup, comme s’ouvrent les zones successives des merveilles infinies pour l’esprit qui vole de ciel en ciel dans sa sécurité bienheureuse ; mais l’espoir et la crainte entretiendront en toi ta nature d’homme. Tout cela m’a été caché. »

Dans tout ce fragment, ce me semble, bien que la poésie de M. Browning ait trop d’entraînement plutôt que trop peu, elle n’en renferme pas moins un jugement d’historien profondément rassis et perspicace. Il ne s’est pas formé une idée de son héros en n’envisageant que lui ; il l’a distingué en distinguant autour de lui son époque, et il a compris ses actes par ce qu’ils avaient en commun avec tous ceux de son temps. Le Paracelse du poème est un homme ; mais c’est aussi cet esprit gibelin et temporel qui, au XVIe siècle, commençait à poindre et qui préparait le quaker Fox avec son mépris de toute théorie, la science studieuse