Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

léger et rapide, l’esprit de plus en plus raffermi, mais le corps entraîné dans le sillage de l’ample tunique qui allait tourbillonnant devant moi et m’aspirant dans son tourbillon. »


Toujours aspiré dans le sillage de l’ample robe, il traverse l’espace, il est transporté devant un dôme colossal, il entend des chants et voit les lumières ruisseler sur le parvis d’un temple. Il est à Rome, en face de la grande basilique. Son guide le quitte, il reste seul avec le pan du vêtement dans sa main.


« Oui, me dis-je, il est entré, et il a pris place au milieu d’eux, je le sais. Leur foi a un cœur qui bat, quoique sa tête soit trop étourdie de vertige pour bien guider ses pas. Pourquoi resterais-je ici seul et glacé, au lieu d’entrer résolûment ?… N’est-ce pas lui que ces hommes glorifient ? Je veux élever la voix aussi haut que leurs louanges. O amour des premiers jours chrétiens, flamme sortie de l’étincelle conservée par la secte conspuée, flamme si prompte à jaillir, que l’intelligence antique qui trônait sur le monde roula à bas de son trône comme s’écroulent les images des rêves, — tu t’es levé, et il n’est rien resté d’elle, rien resté des souverainetés de sa parole… En vue même de la Grèce et de Rome, l’amour apprit à ses scribes à abhorrer les beaux artifices de poésie et de rhétorique, à se glorifier, dans leur liberté, de quelque enfantillage extatique griffonné peut-être sur un feuillet arraché à un Tite-Live… Plus rien des triomphes du ciseau, des triomphes de la palette… La musique aussi, qu’est-elle devenue ? L’hiver était trop froid pour l’oiseau de Terpandre. Il prit son vol ; la pierre seule ne pouvait pas partir, elle resta debout, elle ou le marbre, sous les traits de quelque Aphrodite, jusqu’à ce qu’un beau jour un saint bien sale aperçût les pieds de la déesse, plus que ses pieds par malheur, et se vengeât de l’avoir trouvée trop femme en lui brisant le nez. L’amour alors était la grande nouveauté, l’amour était ce qui suffisait à tout.

« Cela seul en dit assez. Dans l’obscurité, l’enfant sait trouver aussi bien qu’au jour la mamelle de sa mère. L’amour ferma les yeux à tous, et ils trouvèrent tout bien. Aujourd’hui, il est vrai, les yeux du monde sont ouverts ; raison de plus pour que rien ne m’oblige à repousser les petits enfans qui veulent encore le sein et qui pleurent autant que jamais pour qu’on les fasse sauter sur le bras, ou qu’on les amuse avec un jargon de nourrice et un joujou à grelots, tandis qu’on voudrait les voir déjà marcher à quatre, ou se tenir sur leurs jambes, ou même essayer de grimper… A l’avenir, j’aurai plus de raison. Quand un toit d’église couvrira n’importe quelle espèce de la grande famille, n’importe quels êtres portant au front le mot amour au-dessus de leurs grands yeux sérieux, je ne mettrai plus un mur entre eux et moi… L’amour ne peut pas trop abonder. Partout où c’est sur l’amour que l’intelligence se décharge de ses fonctions, moi qui ai les deux, je commencerai par rassasier mon amour, quitte à aller chercher pâture ailleurs pour mon intelligence… Et songes-y bien, ô mon ame ! Avant de partir, paie ta dette de respect au grand cœur de l’artiste qui ne tire pas toujours de son marbre la forme à laquelle le bloc se prêterait le plus aisément, qui n’en tire pas toujours la forme symétrique d’un homme complet, tel qu’Adam apparut aux yeux de sa femme, mais qui parfois se sent entraîné à rêver un colosse, et qui résolûment emploie tout son