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voulut faire filer l’ancre ; mais la corde, au lieu de se dérouler peu à peu comme de coutume, lui échappa et tomba subitement de la longueur de 40 mètres en nous donnant une terrible secousse. L’autre corde, de 150 mètres, qui suffit habituellement, par son frottement contre les aspérités du sol, à diminuer la vitesse horizontale et à neutraliser l’effet du vent, fut d’un secours insuffisant, car les paysans accourus ; ne comprenant ni le français ni l’allemand, n’osèrent saisir cette corde pour nous attirer vers la terre. L’ancre ne trouvait où se prendre ; elle accrochait tout et ne tenait nulle part ; ses brosses branches cassèrent l’une après l’autre, les petites résistèrent mieux. Tantôt nous nous rapprochions du sol et tantôt nous allions en sens contraire ; le danger augmentait à chacune des secousses saccadées, qui devenaient de plus en plus violentes ; mes instrumens tombaient un à un dans l’espace ; nous avancions vers une gorge resserrée, et je voyais notre frêle machine précipitée avec nous et se brisant sur la pointe des rochers qui s’étendaient sous nos yeux.

— Monsieur de Matzneff, descendez si vous voulez, me dit M. Godard d’une voix assez émue (nous étions à une trentaine de mètres) ; attachez-vous comme moi, et glissons sur la corde, si vous pouvez compter sur vos forces.

Les paysans avaient enfin saisi la corde, comprenant que nous voulions arrêter le ballon et que nous ne pouvions nous en rendre maîtres ; ils nous furent d’un grand secours, grace à l’échevin de la commune de Basse-Bodeux, qui, nous ayant vus de loin, était accouru à cheval. J’exécutai de point en point les instructions de mon guide, et, réunissant toutes mes notions de gymnastique, je parvins à toucher le sol sans trop d’avaries. Aujourd’hui je raconte tout à mon aise ces rapides impressions d’un voyage d’agrément assez insolite ; mais, si l’on veut bien se représenter la situation d’un homme suspendu entre ciel et terre le long d’une corde assez mince, on comprendra facilement l’émotion que je dus éprouver. Ma première pensée fut une action de grace et un élan du cœur vers ceux que j’aime, puis je regardai autour de moi. Les paysans nous interrogeaient tous à la fois dans leur idiome flamand ; M. Godard essayait de leur faire comprendre l’urgence du service que nous attendions d’eux. Nous n’avions pas lâché nos cordes, et les efforts des gens encouragés par l’échevin avaient un peu ralenti la marche du ballon ; mais il fallait amener à terre la nacelle où M. Godard jeune était encore, et qui, dégagée de notre poids, allait reprendre son essor. La force ascensionnelle de l’Aigle était telle qu’elle nous souleva de terre. Le bourgmestre de la commune de Fosse et son adjoint arrivaient en ce moment à la rencontre du ballon : ils rattrapèrent les cordes que nous avions lâchées malgré nous, et que les paysans refusaient de reprendre ; mais tous nos efforts réunis ne purent