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anonyme. On y donne avis à Chatham, encore ministre, que ses collègues le trahissent, et que le duc de Grafton traite avec les amis du duc de Bedford. La lettre est spirituelle et vraie. Est-elle de Francis ? Mais pourquoi se cacher derrière l’anonyme ? pourquoi ne pas parler lui-même ou ne pas avertir Calcraft ? Comment d’ailleurs un commis pouvait-il se croire mieux instruit de tout cela que Calcraft ou Chatham ? Est-elle de Junius, ou plutôt de celui qui devait un jour prendre ce nom ? Mais l’écrivain y parle de respect et de-vénération pour Chatham. et c’était le temps où, dans ses lettres publiques, il l’insulte, il le diffame, et l’appelle dans une citation latine Nebulo. Je sais que les éditeurs de la correspondance de Chatham veulent retirer à Junius toutes les lettres où il l’attaque ainsi et que Woodfall donne comme de lui ; mais comment lui retireront-ils le billet que nous avons cité, et où il refuse son encens à l’idole ?

Ils ont aussi appuyé beaucoup sur un fait qui paraît prouvé, c’est que certains discours de lord Chatham, notamment ceux du 9 janvier 1770 et du 1er  mai 1771, ont été conservés uniquement sur les notes de sir Philip Francis, et que, dans ses lettres de la même époque, Junius, parlant des mêmes affaires, reproduit quelques pensées et quelques expressions de l’orateur. Parmi ces coïncidences, soigneusement relevées, quelques-unes, en petit nombre, sont remarquables ; mais, quand elles seraient et plus nombreuses et plus frappantes, ne sait-on pas que lorsqu’une affaire se discute il s’établit une phraséologie que tout le monde emploie, il se crée un fonds d’idées où tout le monde puise, et les discours surtout du grand orateur du moment mettent tout de suite en circulation un certain nombre de pensées et de mots qui deviennent une monnaie courante.

Les éditeurs à qui nous répondons oublient même leur sujet au point de citer des phrases écrites long-temps après par Francis, et qui rappellent ses extraits de lord Chatham. Mais la question n’est pas si Francis imitait, suivait même en tout lord Chatham ; la question se pose sur Junius. Or Junius était-il le copiste de Chatham, lui qui n’était pas même son prosélyte ? Au début, il ne ménage pas ses amis. Camden, Granby, Shelburne, qui alors marchait avec lui. Sur un point fondamental, sur la grande question de l’Amérique, sa dissidence est éclatante. Il qualifie sur ce point avec sévérité la politique du cabinet Rockingham, politique que Chatham avait approuvée, que continua le ministère dont il faisait partie, qu’il poussa lui-même à de plus hardies conséquences quand il fut libre dans l’opposition. Junius, au contraire, soutint toujours l’acte du timbre, et demeura jusqu’au bout le défenseur obstiné de George Grenville. C’est bien plutôt cet homme d’état, si rarement d’accord avec son beau-frère, même quand tous deux étaient dans l’opposition, qui serait le guide constant de Junius,